Abraham Jozsef Molnar
L'Hébreu l'être de passage
Analyse. Dieu interpelle le premier Patriarche pour une marche ; non pas une errance ni une aventure vers l'inconnu, mais pour un déplacement vers une terre dont on ne sait rien encore, mais d'où le message divin pourra jaillir pour l'Humanité entière. En abandonnant la Mésopotamie, en franchissant l'Euphrate, le fils de Térah devient un Hébreu (Ivri), littéralement "le passant". Ce nom désignera par la suite chaque descendant du personnage, Dieu lui-même sera désigné par Moïse "le Dieu des Hébreux". Les commentateurs traditionnels sensibles à la morphologie des versets s'étonnent de l'ordre des mots du premier verset cité, l'écriture n'aurait-elle pas dû être inversée ? On quitte d'abord sa maison, puis sa ville, puis son pays ? En fait, il ne s'agit pas d'un déplacement géographique mais d'un déplacement psychologique et spirituel. Abraham doit abandonner des valeurs nationales, puis locales, puis familiales qui étaient toutes imprégnées d'idolâtrie et de violence. Ce voyage fera de notre héros un "Hébreu", littéralement un passant, franchissant l'Euphrate pour la terre promise. Mais par delà ce déplacement géographique, se dessine un autre mouvement plus intérieur, plus intime qui touche le cur même de la foi. Par ce passage originel, Abraham quitte l'idolâtrie, le culte des forces de la nature, pour se mettre au service de l'Unique, créateur des Cieux et de la terre. Les noms qui permettent aux hommes de se rassembler, de se reconnaître, ont souvent besoin de se référer au stable. Une identité nationale, une fédération, une association sportive se doivent d'être rassurantes pour ceux qui la compose. L'Hébreu n'entend dans son nom aucune stabilité, il se sent plutôt entre deux rives. Peut-être parce qu'on n'est jamais totalement Hébreux mais qu'on le devient, parce qu'on n'est jamais homme mais qu'on le devient aussi (oserai-je proposer à mon frère chrétien la même réflexion ?) La religion comme la vérité est toujours dans la fragilité. Les intégrismes politiques ou religieux ont oublié la leçon eux qui affirment être sur de leur fait. Le croyant s'alimente d'une foi certaine, mais pour se rendre compte qu'il est entre deux bords. La mézouza est posée sur le montant d'une porte, le lieu de passage de deux mondes, celui de l'intimité et celui de la vie économique. Abraham ne se reconnaissait ni comme israélite, ni comme juif, mais comme Hébreu.
S'il est incontestable que chaque monothéisme issu de ce personnage le dépeint à la lueur de sa propre foi, il existe dans dans cette dimension hébraïque une portée qui devrait unir (sans uniformiser) nos consciences religieuses. Être monothéiste c'est d'abord passer de l'autre côté, refuser de s'asseoir sur des situations toutes faites. La condition hébraïque se veut condition de fragilité, non pour disparaître, mais au contraire pour se consolider et mieux perdurer, la force d'un système s'affirme dans le centre de gravité qui est le lieu du passage, c'est dans l'espace de passage, la porte, que l'homme pieux place la mézouza, ce petit boîtier qui contient la proclamation de l'unité divine.
L'hébreu (ivrit) est une trace : celle du passage, de la rupture / transgression (avera), de la transmission, de la production et de la création (oubar, meouberet, ibour)
La racine du terme hébraïque qui dit l'hébreu (ivrit, la langue ou ivri, l'homme hébreu) est I-V-R (yod-vav-rech), qui a donné le verbe laavor (passer). Cette racine donne des mots en relation avec l'arrachement, la protestation, le passage. L'hébreu est passeur : il invite à passer d'une rive à l'autre, entre-deux-rives. Il reflète le passage d'un monde qui ne cesse de se créer, existe et n'existe pas à la fois, se dérobe, s'éloigne, s'approche et se caresse; et partout où il y a un passage à accomplir, il se rend.
Pour l'hébreu, exister, c'est devenir. L'homme hébraïque n'est pas quelque chose qui est, mais quelque chose qui sera. Il est à-venir et messianique, pas dans la certitude de la venue d'un homme qui arrêterait l'histoire , mais comme inscription dans le temps, dans un à-venir qui est toujours à-venir. Sa manière d'être est de produire le temps.
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