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AVERTISSEMENT

Amis lecteurs
Je ne fais ce Blog que pour vous faire decouvrir les tresors du Judaisme
Aussi malgre le soin que j'apporte pour mettre le nom de l'auteur et la reference des illustrations sur tous ces textes , il se pourrait que ce soit insuffisant
Je prie donc les auteurs de me le faire savoir et le cas echeant j'enleverais immediatement tous leurs textes
Mon but etant de les faire connaitre uniquement pour la gloire de leurs Auteurs

Clonage thérapeutique




James Ensor, Autoportrait aux masques, 1899, Menart Art Museum, Aichi, Japon



L’apport de la tradition juive à la réflexion bioéthique :
dimension méta-éthique, éthique et morale du clonage thérapeutique et reproductif


Eve GANI

« Confiante en l’infini du temps, une certaine conception de l’histoire discerne seulement le rythme plus ou moins rapide selon lequel les hommes et époques avancent sur la voie du progrès. D’où le caractère incohérent, imprécis, sans rigueur, de l’exigence adressée au présent. Ici au contraire, comme l’ont toujours fait les penseurs en présentant des images utopiques, nous allons considérer l’histoire à la lumière d’une situation déterminée qui la résume comme en un point focal ».

Walter Benjamin, « La vie des étudiants », 1915.      


En 1978, David Rorvik publie un récit appelé « A son image » faisant état de la création du premier clone humain. Quelques théologiens, notamment les protestants Paul Ramsey et David MacComick s’étaient déjà engagés dès les années 70 dans un débat sur l’utilisation des techniques de manipulation génétique et le clonage. On peut donc dire que le clonage reproductif est apparu comme objet de discussion en dehors du champ scientifique bien avant la naissance de la brebis Dolly : par contre, la naissance de cette brebis le 24 février 1997 est identifiée avec l’information par le journalisme généraliste de l’opinion publique internationale sur la possibilité d’utiliser des techniques de clonage pour reproduire l’homme. Peur collective, publication d’articles, réunion pour proposition d’avis sur la question du clonage reproductif des comités d’éthiques nationaux: tels furent quelques effets de l’annonce de la naissance de la brebis Dolly, symbole à elle seule, nous dirent quelques théologiens catholiques, du péché d’orgueil de la communauté scientifique internationale, de son hybris à vouloir se faire créateur.
Quelques années plus tard, du 27 décembre 2002, Brigitte Boisselier, porte-paroles des Raéliens et directrice de Clonaid, « la première compagnie de clonage humain »,  annonce la naissance d’Eve, bébé clonée de sa mère, qui serait suivie de quatre autres dont celles du clone d’un japonais de deux ans mort dans un accident.   Mais Eve ne nous apparaîtra jamais à l’écran, et nous resterons donc avec la seule image d’une fausse prophète en la biologiste quadragénaire. Aujourd’hui, on estime la probabilité d’une naissance humaine après clonage reproductif très faible. « Et si naissance il y avait eu, la probabilité serait très grande que l’enfant soit malade », nous indique Jean-Claude Ameisen, président du comité d’éthique de l’Inserm. En effet, le clonage reproductif à partir de noyaux de cellules adultes conduit à des résultats insatisfaisant sur le plan sanitaire  : les chercheurs de l’INRA ont par exemple rapporté le cas d’un veau né grâce au clonage qui a perdu ses globules rouges après six semaines de développement normal, et est mort d’anémie au bout de dix jours. Si la technique du clonage reproductif à partir de cellule adulte était employée pour l’homme, il y aurait de forte chance pour que celle-ci nuise à l’enfant : l’utilisation du clonage serait donc une expérimentation criminelle.
Mais invoquer l’état de nos connaissances biologiques pour interdire le clonage humain n’est pas suffisant, puisque d’autres techniques de clonage, comme le clonage par transfert du noyau de cellules embryonnaires dans un ovocyte non fécondé se révèle être chez les animaux un succès. Quand on parle du clonage, on fait en effet référence à différentes techniques pouvant avoir deux visées différentes : celle de reproduire l’homme ou celle de le soigner. Le clonage reproductif et le « clonage thérapeutique » doivent-ils être interdits ? Telle est l’une des questions qui fait l’objet de délibération émanant d’un nouveau champ de recherche : la bioéthique.
La bioéthique, apparue aux Etats-Unis, semble déduire de principes concurrents des résolutions de dilemmes éthiques et cette démarche suscite l’ironie de philosophes américains : « Dans tout le pays » constatent par exemple deux d’entre eux, « des foules de convertis à la conscience bioéthique font entendre leur mantra « bienfaisance… autonomie… justice…. ». Il est vrai que la vocation que se donne la bioéthique, à savoir proposer une éthique du vivant universelle fondée sur des principes, peut sembler bien prétentieuse à ceux qui ont déjà été confronté à des « étrangers moraux », ces personnes qui légitiment leurs actions par des maximes qui nous apparaissent bien particulières. Mais avant de critiquer l’entreprise bioéthique, encore faudrait-il comprendre les motifs de son apparition comme discours, et nous avons tenté d’exposer dans la première partie de ce travail les « causes » d’émergence de la bioéthique. Si nous avons fait apparaître, dans l’intitulé de notre mémoire, le clonage reproductif et thérapeutique sous l’aspect d’un objet traité par la bioéthique, c’est que nous estimons que les dilemmes moraux induits par la potentielle utilisation des techniques ne pourraient se penser en dehors d’une formation discursive.
L’intitulé de notre mémoire :  « L’apport de la tradition juive à la réflexion bioéthique :
Dimension méta-éthique, éthique et morale du clonage thérapeutique et reproductif » peut sembler d’un verbiage pompeux, mais j’aimerai ici motiver cette appellation. La bioéthique n’a pas de pouvoir, elle peut seulement soumettre aux législateurs et aux praticiens cliniques ou dans le domaine de la recherche biomédicale des propositions normatives, c’est-à-dire des propositions qui tendent à déterminer des principes moraux qui prétendent à l’universalité. Or la bioéthique fait pour cela appel à des traditions éthiques particulières, dont l’éthique religieuse, et pour ce qui nous intéresse ici : l’éthique juive. Mais qu’est-ce que l’éthique juive ? On posera ici que l’éthique  est la visée d’une vie accomplie. Celle-ci est réalisée par une norme, et on appellera donc morale l’articulation à la norme qui réalise cette visée. Si l’on admet pour une première approximation que la halakha est un code de normes, comment l’éthique juive, qui excède la halakha, peut-elle justifier sa propre entreprise face au fait que le caractère englobant de la loi juive ne devrait laisser aucune place pour une éthique « supra légale » ? Faut-il donc dégager une historicité de la norme ? C’est pour répondre à cette question que nous avons opposé dans notre titre, une dimension éthique et une dimension morale : l’éthique excédant la morale mais ayant besoin d’elle pour se réaliser.
Mais dans la mesure où l’éthique juive n’est pas seule requise dans la réflexion bioéthique, elle est un « apport » dans une délibération qui nécessiterait l’adoption par l’ensemble des partis de termes communs : ces termes feraient donc l’objet de définition, et on peut dire que c’est à la méta-éthique qu’il appartient d’élaborer ces définitions. Un des termes par exemple, qui réclame d’être défini, c’est celui de « dignité ». Un autre est celui d’ « humanité ». Mais ce niveau méta-éthique, supérieur comme son nom l’indique à l’éthique normative est-il possible ?
Enfin, nous parlons d’apport de la « tradition juive » dans la réflexion bioéthique, mais cette tradition juive est elle-même plurielle : ne pourrait donc pas craindre un réductionnisme engagé par la bioéthique qui ferait taire la pluralité des approches au sein de l’éthique juive ? La bioéthique ne prendrait-elle pas part à une idéologie qui corsète la parole ?
Nous tenterons dans ce mémoire d’aborder l’ensemble de ces questions à travers l’exemple du débat portant sur le clonage thérapeutique et reproductif, qui, nous l’aurons compris, n’est pas une fin en soi, mais l’occasion pour nous d’interroger la modernité du judaïsme. Modernité du judaïsme, c’est-à-dire : présence dans le débat pluraliste et démocratique des enfants du Texte.

Remarques méthodologiques 
   
Notre réflexion est située puisqu’elle porte sur le clonage reproductif et thérapeutique tel qu’il est réfléchi en France et aux Etats-Unis.
Etant donné que le terme même de bioéthique et les premières institutions se réclamant de la bioéthique sont nés aux Etats-Unis, il nous est apparu nécessaire de présenter l’histoire d’abord américaine de la discipline. Certains des ouvrages et des rapports cités dans ce mémoire sont édités aux Etats-Unis, mais nous ne faisons pas de la pratique et de la doctrine bioéthique américaine sur laquelle s’appuient ces ouvrages un « canon » international de la bioéthique : ceci relèverait au mieux, d’une erreur méthodologique, au pire d’une acculturation par voie livresque peu consciente de son procès. La méthode et les principes de la bioéthique français et américain divergent, même si les deux pays recherchent l’internationalisation de la réflexion bioéthique. En effet, les questions posées dans le champ de la bioéthique dépassent bien évidemment les frontières nationales, si nous admettons l’unité du genre humain, ce qui nous est enseigné par le verset « Voici des générations d’Adam ». Mais des codes culturels divergeant conduisent à poser différemment les problèmes induits par les techniques du clonage.
Pour ce qui est de l’éthique religieuse juive, nous avons utilisé des ouvrages français aussi bien qu’américains, supposant ici une «même pluralité » au sein de l’éthique juive internationale. Ceci est certainement inexact, et une étude approfondie ferait apparaître des divergences entre la réflexion juive américaine et française en matière de bioéthique. Un travail comparatiste affiné reste donc à faire. Les recherches sur la question de l’apport de l’éthique juive à la réflexion bioéthique sont encore en France quasi-inexistante : les ressources documentaires sont donc à écrire.


I.  La constitution de la réflexion bioéthique

On entend aujourd’hui fréquemment parler des « avis » ou « recommandations » émis par les institutions produisant des discours relevant de la bioéthique, les comités d’éthique, dès qu’une technique d’exploration du vivant menace de le modifier. Par exemple, le comité d’éthique national français, le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE), a proposé le 22 avril 1997 un avis intitulé Réponse au Président de la République au sujet du clonage reproductif. C’est donc en expliquant les causes de l’apparition des institutions qui produisent des discours bioéthiques que nous escomptons circonscrire le champ d’application de ces discours.
Pour Jean Bernard, premier président du Comité Consultatif National d’Ethique, il faut suppléer à « l’histoire confuse » des comités d’éthique une claire définition de leurs fonctions et réserver le « nom de comité d’éthique à des institutions assemblant, à intervalles plus ou moins réguliers, des biologistes, des médecins et éventuellement des personnes extérieures aux milieux de la biologie et de la médecine, se consacrant à l’examen des problèmes éthiques posés par les progrès de la biologie et de la médecine ». Jean Bernard explique ainsi que l’apparition des comités d’éthique serait originellement liée au développement de « l’industrie pharmaceutique », laquelle engageait, pour ses expérimentations, une définition affinée de la notion de «consentement éclairé ». Nous voilà introduit dans la terminologie de la bioéthique, laquelle définit comme c’est le cas ici, les critères d’une juste relation entre hommes dans le domaine biomédical. Mais pour Guy Durand, l’auteur de l’Introduction générale à la bioéthique, la floraison des comités d’éthique à l’échelle nationale ou locale n’a pas été impulsée par une cause unique. Selon lui, l’apparition de ces comités doit être attribuée à ce qu’il nomme la révolution biotechnologique, mais aussi à la « révolution sociale ».
Nous allons donc tenter à notre tour de présenter dans un premier temps les facteurs ayant conduits à la création des institutions qui produisent des discours bioéthiques, facteurs qui sont selon nous, les avancées thérapeutiques et biologiques, mais aussi les crises de l’expérimentation médicale, et enfin le contexte socio-politique de « polythéisme des valeurs ». Nous serons ensuite tenu de définir l’objet de la bioéthique générale, ce qui nous conduira à interroger la place de la tradition juive dans la réflexion bioéthique.  

1. Les conditions d’émergence de la bioéthique

Le mot « bioéthique » apparaît en 1970 dans un article du cancérologue américain Van Rensselaer Potter intitulé « Bioethics, the Science of Survival » . Remarquant le développement important des connaissances scientifiques, notamment biologiques, l’auteur regrettait le manque de réflexion disponible pour accompagner l’utilisation de ces connaissances. Van Rensselaer Potter envisageait donc la création d’une « science de la survie » qui allierait un savoir biologique et des valeurs humaines, éthiques. Le savoir bioéthique qu’il voulait voir émerger devait être de l’ordre de la sagesse. Celui-ci aurait permis de faire le pont entre les « humanités » (humanities) et la science jusqu’ici séparées. Le champ d’application originel de la bioéthique devait être étendu, puisqu’il devait inclure le contrôle de la population, la  gestion de la pauvreté, l’écologie, la vie animale, le bien-être de l’humanité, c’est-à-dire « la survie de l’espèce et de la planète ».
Mais dans ses usages, le terme « bioéthique » a été par la suite employé pour désigner les questions soulevées par le développement des sciences biologiques et ses applications en médecine. Ce mot fut utilisé pour la première fois dans ce sens par le professeur Warren T. Reich, qui fit de la bioéthique un champ d’étude universitaire et un mouvement social. Le mot “bioéthique” fut officiellement employé dans le sens de « délibération sur le déplacement des limites de la vie conséquent au développement des sciences de la vie et des techniques thérapeutiques ou biologiques » lors de la création de The Joseph and Rose Kennedy Institute for the Study of Human Reproduction and Bioethics en 1971, un institut rattaché à l’université de Georgetown (Washington), fondé par le gynécologue hollandais André Hellegers et le théologien catholique Richard A. McCormick.

a. Les avancées thérapeutiques et biologiques, des progrès au service de la vie et de la qualité de vie 

Dans les années 60, les questions dites de « bioéthique » furent posées suite au développement que connurent, dans un contexte de prospérité des institutions scientifiques, les sciences de la vie. D’importantes découvertes dans les connaissances du vivant permirent des applications thérapeutiques conduisant à la prolongation de la durée de la vie. Faire bénéficier les patients des progrès de la biologie et de la médecine, telle était une entreprise en soi-même l’éthique puisqu’il s’agissait de donner  « la juste place de toutes choses » (Jean Bernard).
Mais le corollaire au développement scientifique fut le déplacement des limites de la vie, donc une interrogation sur les critères la définissant. Par exemple, les techniques de transplantation engagèrent une redéfinition des critères pour la détermination de la mort. En effet, « le prélèvement d’organes, immédiatement après le décès, nécessitait une nouvelle définition des critères de détermination de la mort » . Ceci engagea l’Ecole médecine de Harvard à décider en 1968 que le critère de la mort serait la mort cérébrale, préalable à l’établissement d’une loi aux Etats-Unis en 1981, la Uniform Statue for the Determination of Death.
Les progrès thérapeutiques engagèrent la formulation de nouveaux protocoles de recherche et d’expérimentation, ce qui souleva plusieurs controverses au sein du public, par exemple pour l’usage de la technique de l’hémodialyse en 1961.
Pour Jean Bernard, on peut expliquer le développement de la bioéthique et son institutionnalisation par l’avènement de trois « maîtrises » biologiques : la maîtrise de la reproduction, la maîtrise de l’hérédité, et celle du système nerveux.  En effet, lorsque fut reconnu le développement du génie génétique, les chercheurs partagèrent des interrogations sur ce que l’homme était autorisé à faire sur son propre corps. Le premier débat sur le génie génétique eut lieu en 1974, lorsque le National Academy of Sciences demanda au biologiste Paul Berg et à dix autres chercheurs de discuter de son développement. Comme le rappelle Jean Bernard, cette réunion est d’importance notoire dans l’histoire de la bioéthique, puisqu’elle provoqua la publication dans trois revues scientifiques importantes d’un moratoire pour la suspension des recherches. En février 1975, le moratoire déboucha sur la conférence d’Asilomar aux Etats-Unis dans laquelle les membres de la communauté scientifique discutèrent des risques de manipulation génétique.  Mais la communauté scientifique n’était pas la seule à s’interroger sur les limites des « maîtrises » scientifiques : en France par exemple, les techniques de procréations médicalement assistées (PMA) animèrent l’opinion publique. En effet, après la naissance du bébé éprouvette anglais Louise Brown, c’est celle d’Amandine en 1982, qui suscita des débats sur les modifications des modes de procréation permises par le développement du savoir biomédical. On se demandait alors quelles utilisations justes de ces techniques pouvaient être faites. La production du discours bioéthique excède donc le champ scientifique puisqu’elle est aussi le fait de discussions des citoyens qui bénéficient, en tant que patients des maîtrises biologiques.

b. Leurs limites : crimes et crises de l’expérimentation médicale

Mais l’émergence de la bioéthique comme discours ne résulte pas exclusivement du souci, positif, de trouver aux nouvelles techniques biologiques et thérapeutiques une « juste » application. La réflexion bioéthique résulte aussi de la connaissance des crimes opérés par les médecins nazis, lesquels furent légitimés par l’expérimentation à but médical. Autrement dit, la « peur » du pouvoir médical, que certain nomment « biopouvoir », alimente également la bioéthique.
S’il a fallut la singularité des lois de discrimination raciale sous le régime nazi pour se servir des hommes dont le statut était fixé par lesdites lois comme cobayes, il n’en reste pas moins que l’expérience nazie pose la question universelle du consentement de l’homme à la recherche à laquelle il participe. Rappelons ici que les médecins nazis furent sanctionnés le 8 août 1945 par le tribunal de Nuremberg, dont la mission était de « juger et punir de façon appropriée et sans délai, les grands criminels de guerre des pays européens de l’Axe ».C’est dans ce cadre que la médecine nazie fut jugée par un tribunal militaire américain, lequel complétait le tribunal militaire international. Le procès des médecins, appelé officiellement « Etats-Unis contre Karl Brandt et autres », comportait 23 accusés, dont 20 médecins nazis. C’est à partir de l’instruction de ce procès (expertises, consultations, interrogatoires des accusés) que dix règles d’éthique médicale furent élaborées le jour du jugement, avant la proclamation des sanctions.
Ces dix règles constituent les « principes ou code de Nuremberg ». Enonçons ici le contenu de ces principes auxquels feront référence de manière récurrente les discours bioéthiques. Ils rappellent la nécessité  1/ du consentement légal et total du sujet à participer démocratiquement à une expérimentation médicale ; 2/ de la nécessité  du volontariat ; 3/ de la nécessité  du pré requis scientifique ; 4/ de la nécessité  de l’expérimentation animale ; 5/ de la nécessité  de l’absence de risques ; 6/ de la nécessité  de la qualification des expérimentateurs ; 7/ de la nécessité  d’un arrêt possible, à tout moment, des essais. C’est dans le Code de Nuremberg que furent édifiés les droits fondamentaux de la personne autour de deux grands principes que sont la dignité humaine et le consentement. Ce code est devenu la référence civique, éthique et politique de cette seconde moitié de siècle : il constitue la base critique de l’histoire de la « biopolitique » occidentale puisqu’il pose les droits fondamentaux des êtres humains face aux nouveaux pouvoirs de vie et de mort que les Etats détiennent avec leurs appareils médicaux, biologiques et sanitaires.
David J.Rothman remarque que le Code de Nuremberg a eut une faible influence aux Etats-Unis sur les pratiques au lendemain de la deuxième guerre mondiale, comme si l’on pensait que les crimes de cette nature ne pouvaient être perpétrés que par les autres médecins, les médecins nazis. Or dans les années 1960, des scandales publics apparurent aux Etats-Unis à cause de l’expérimentation de médicaments pratiquée sur des personnes qui n’avaient pas données préalablement leur consentement, ce qui fut à l’origine de la rédaction de la Déclaration d’Helsinki de l’O.M.S. en 1964. La réflexion bioéthique se développa donc aux Etats-Unis suite à la dénonciation par des médecins de la pratique condamnable de certains de leur collègue.

c. Un besoin social : l’éthique face au « polythéisme des valeurs »

Dans Les mots de la bioéthique, Gibert Hottois remarque que le Code de Nuremberg et La Déclaration universelle des droits de l’homme sont deux textes écrits « dans le même esprit » puisqu’ils visent tous deux à protéger la liberté de la personne. En effet, avec le Code de Nuremberg, il s’agissait de protéger l’individu de l’administration médicale et des expérimentations, tandis que la Déclaration universelle des droits de l’homme était censée protéger la personne contre les abus de pouvoirs de l’autorité politique. La déclaration des droits de l’homme est une source importante de la réflexion en bioéthique car celle-ci s’enracine dans le même libéralisme philosophique et politique qui a produit La déclaration des droits de l’homme. La réflexion bioéthique peut même être considérée comme un moyen de promouvoir le libéralisme en pointant du doigt ses dysfonctionnements.
Il faut en effet remarquer que les débats de bioéthiques furent repris par les mouvements de revendications des droits civils émanant, dans les années 1970, des groupes minoritaires et du féminisme. En effet, les avancées dans la biologie permettaient la maîtrise de la fécondité, ce dont les féministes voulaient bénéficier au nom de leur autonomie, principe libéral s‘il en est. Quant aux acteurs appartenant à des groupes minoritaires (noirs, classes défavorisées), ils avaient subi des expérimentations auxquelles ils n’avaient pas consentis, et prenaient donc part à ce titre au débat bioéthique en invoquant leur dignité, ici entendue comme égalité des hommes entre eux au nom de l’humanisme. Les groupes minoritaires révélaient alors que les expérimentations médicales, loin d’être issues d’une médecine neutre, étaient au service d’une idéologie spécifiant que la vie de certain, les pauvres noirs, avait une valeur inférieure à celle de d’autres, les blancs riches et bien portants…  Aujourd’hui encore, les revendications des minorités, comme par exemple les homosexuels, passent par le discours bioéthique, puisque ces minorités estiment qu’elles subissent des discriminations lorsque la loi leur interdit de fait d’avoir recourt à des techniques de procréation médicalement assistée.     La montée des droits des consommateurs imprègne également le discours bioéthique, puisqu’un certain mode de relation entre un patient et son médecin, le « paternalisme médical », est critiqué par les « consommateurs » de soins médicaux qui réclament le droit de participer à la prise de décision concernant leur santé.
A ces facteurs qui font de la bioéthique le discours où s’investissent les revendications sociales et politiques, s’ajoute le contexte de désenchantement du monde qui conduit à la recherche d’un nouveau référent commun sur le plan des valeurs. En effet, la mobilité des populations, le développement de l’éducation, de la culture et la diffusion des médias de masse d’informations sur des manières singulières d’agir ou penser, conduisent à la reconnaissance par les citoyens du « polythéisme des valeurs » et du « pluralisme moral » qui caractérise les sociétés démocratiques modernes. Les idéologies qui proposaient des récits d’émancipation modernes et permettaient le partage d’une axiologie se sont également délitées.
Le consensus social semblait donc s’effriter, mais le corps politique renaquit devant la menace de parcellisation des corps. C’est en tout cas l’hypothèse que fait Lucien Sfez dans la Santé parfaite : « c’est bien du corps qu’est venue la résistance. Non pas du côté du vieux corps humaniste et chrétien, impavide sous les chocs de la modernité. Mais du côté du corps à faire, à refaire, à parfaire parfait. Corps fondé en science biologique et écologique, autour duquel peuvent se structurer les éléments épars du socius ». La bioéthique participerait alors de l’idéologie, si on définit à la suite de Raymond Aron, l’idéologie comme un système de représentations éventuellement illusoires destiné à camoufler les antagonismes et les dominations, à les déplacer ou à les inverser. La bioéthique, hypostase de l’éthique d’une santé au service de l’individu occidental, individualiste et consommateur de soins, ne participerait pas à la légitimation des industries biotechnologiques qui font l’avantage comparatif du capitalisme post-industriel? Nous laissons cette question, qui méritait d’être posée, en suspend.

  

La place de la tradition juive dans la réflexion bioéthique

Ayant donc présenté le contexte d’émergence du discours bioéthique et son institutionnalisation, nous allons maintenant tenter de définir l’objet du discours bioéthique.

a. Qu’est-ce que la « bioéthique » ?

Personne n’est habilité à définir d’autorité ce qu’est la bioéthique. Nous allons donc ici tenter d’approcher par définitions successives ses objets et ses méthodes. Si l’on se réfère aux étymons du mot, on définira le terme « bioéthique » comme  les mœurs de la vie. La bioéthique s’inscrit donc dans le champ de réflexion éthique, lequel comprend aussi bien l’éthique philosophique que des maximes issues de la sagesse. Comme on l’a déjà vu, la « vie » est amenée à être repensée grâce à la bioéthique, la « vie » désigne donc un champ de délibération plutôt qu’un état.  La bioéthique tente de définir le passage, entre la vie et la mort, la santé et la maladie. Par les pratiques qu’elle propose, la bioéthique cherche à atténuer la douleur et la souffrance, à améliorer la qualité de vie personnelle, en tenant également compte des prérogatives de santé publique. Tous ces domaines (vie, maladie, souffrance) sont évalués à l’aune des évolutions des techniques biomédicales, mais la bioéthique ne se réduit pas à une réflexion sur l’avancée des techniques.
Ainsi, la bioéthique cherche à protéger « l’homme comme le vivant (l’animal) lié au langage (aux symboles et, par-là, à la culture), capacité langagière qui constitue sa différence spécifique ». En effet, la vie, la mort, la qualité de vie sont autant de thèmes travaillés dans le langage et par lui, et ce notamment dans ses représentations que sont les textes écrits. Rappelons ici que pour l’anthropologue Jack Goody, ce sont bien les représentations qui constituent le propre de l’homme et non le fait qu’il soit homo faber, c’est-à-dire technicien, fabricateur d’outils. L’homme est avant tout homo depictor, puisque les hommes «font des représentations […] Ils font des images. Ils font des peintures, imitent le gloussement des poules ». Or avec les nouvelles techniques biomédicales, nos représentations (de la vie, de la mort, de la santé…) évoluent. Mais si la technique peut être efficace, elle ne produit pas de sens par elle-même : elle peut par exemple permettre de prolonger la vie, mais non expliquer pourquoi la vie mérite d’être prolongée.  Comment donc représenter ces changements ? C’est ici que s’impose donc la réflexion bioéthique, comme articulation de la différence du signe et de la technique, une articulation qui fasse sens dans une culture à un moment donné. La bioéthique se prétend être le champ de la médiation symbolique, laquelle permet à l’homme de se rapporter à lui-même, aux autres et au monde à travers des représentations.
La bioéthique fait sienne la question fondamentale suivante : « est-ce que la manipulation technicienne, la conformation technique de l’homme qui ne passerait plus par la médiation symbolique ne supprimerait pas purement et simplement la conscience, la capacité délibérative, d’évolution et de formation de la personnalité, la liberté ? » dans le champ de la biomédecine. Autrement dit, la manipulation technicienne ne conduirait-elle pas à l’érection d’un seul et même objectif, la promotion de la technique ventée pour elle-même et désignant à elle seule l’origine de toutes choses? Ne serait-elle pas alors  louée comme miroir sans fond de la capacité humaine de connaître?  Le chapitre 11 de la Genèse, à travers l’utopie qu’il présente, semble nous formuler de manière allégorique l’ensemble de ces questions.
En effet, ce texte de Babel nous présente une communauté humaine dominée par l’impératif technicien et par lui seul, une communauté qui se trouve dans un lieu isolé, ce qui est la première marque de l’utopie : ainsi, « les hommes avaient trouvé une vallée dans le pays de Sennaar, et s’y étaient arrêtés ». Il s’agit pour ces hommes d’y « bâtir une ville », donc d’éradiquer la « dispersion » sur la terre par la technique. La technique règne en maîtresse dans cet écosystème dans lequel « la brique » est substituée à « la pierre » et le retour à l’origine est le but de cette construction : D. voit « un peuple uni, tous ayant une même langue ». Cette « même langue » est donc une technique permettant de réaliser la construction de la «tour dont le sommet [atteint] le ciel ». On s’avancerait peut être en qualifiant cette langue de « métalangue » : elle correspond en tout cas à une langue artificielle, un ensemble de signes représentatifs qui désignent des objets. On sait qu’à la fin de cet épisode de la Genèse, « Le Seigneur les dispersa donc de ce lieu sur toute la face de la terre » : les hommes sont ramenés à un entre-deux entre l’utopie, qui est génératrice de projets, et l’idéologie, qui elle permet la conservation des représentations, la stabilité sociale. Dorénavant séparés par des langues, les hommes renoncent « à bâtir la ville » et doivent affronter la dispersion des paroles.
Cette punition divine, qui représente la nécessité de la médiation symbolique, s’incarnerait dans la bioéthique, puisqu’elle consiste toujours en la recherche de solutions à des conflits de valeurs dans le monde de l’intervention biomédicale, s’inscrivant dans des sociétés modernes et pluralistes qui autorisent la délibération entre valeurs concurrentes. Les conflits de valeurs nécessiteront d’être résolu par la hiérarchisation des valeurs, ce qui oblige à une conception fondamentale, première de ce qu’est l’homme, une conception « anthropocentrique», c’est à dire qui place l’homme comme valeur première. C’est dans les forums de discussion bioéthiques que sont débattus les sens des usages des techniques biomédicales (l’avortement, le diagnostic prénatal, l’insémination artificielle, les manipulations génétiques, le don d’organes humains, la xénogreffe, les soins en fin de vie, l’acharnement thérapeutique, l’euthanasie, les psychotropes, la neurochimie, l’expérimentation sur l’être humain, l’embryon, la recherche sur le génome…), la bioéthique étant un forum interdisciplinaire auxquels participent différents acteurs (biologiste, médecin, anthropologue…) et qui met en confrontation des savoirs jusque-là juxtaposés. Contre l’idolâtrie de la technique, la bioéthique présente donc différentes représentations d’une question.
On finira par définir la bioéthique en livrant la définition qu’en donne Gilbert Hottois à l’article « Bioéthique »; « Le mot bioéthique désigne un ensemble de recherches, de discours et de pratiques généralement pluridisciplinaires, ayant pour objet de clarifier ou de résoudre des questions à portée éthique suscitées par l’avancement et l’application des techno -sciences biomédicales ». Cette définition expose en effet trois composantes de la bioéthique: les « recherches » réfèrent à tous les travaux de réflexion, d’analyse, d’enquête historique, sociologique, etc. qui sont élaborés pour traiter des cas qui sont soumis à la réflexion, mais aussi pour améliorer la démarche interdisciplinaire de la bioéthique et la réfléchir. Le terme de « discours »  désigne ici les discussions et les publications qui conduisent à la formation d’un « savoir bioéthique ». Enfin, les « pratiques » concernent les actions des individus et celles des politiques mis en place par l’autorité publique.
Discours, recherches et pratiques bioéthiques marquent ainsi l’effort entrepris par les sociétés modernes pour « orienter » le progrès techno-médical. Ils prolongent la réflexion au-delà de la seule description de l’état de la moralité d’une société, en remarquant par exemple que la définition de la « personne humaine » vacille du fait par exemple, des recherches sur l’embryon ou le génome. La tâche de la bioéthique consiste alors à mettre au jour l’évolution éthique de nos sociétés induite par le progrès techno-médical, mais cette évolution ne suit pas nécessairement son autre technique. En effet, si toute technique nouvelle propose la possibilité d’une rupture dans nos représentations, elle est une hypothèse de modernité, mais une hypothèse seulement, car tout ce qui est possible grâce au progrès techno-médical n’est pas souhaitable, ce que nous ont enseignées les traditions éthiques.
Ce sont ces traditions d’éthiques que nous allons maintenant présenter.

b. De la tradition éthique à l’éthique dans la tradition

Les thèmes sur lesquels délibère la bioéthique comme la santé, la maladie, les infirmités, la souffrance ou la mort ont déjà conduits à l’élaboration de définitions normatives, c’est-à-dire de définitions prescrivant une ligne de conduite face à ces « objets », comme le témoigne l’inscription de décisions dans des codes, des traités ou des rituels. L’héritage que représente l’ensemble de ces décisions est reconnu, pour traiter des questions posées par les technologies actuelles, par les instances pratiquant la bioéthique. La « tradition » est donc considérée comme une source alimentant la réflexion bioéthique.
Dans Introduction générale à la bioéthique, Guy Durand reconnaît trois traditions de réflexion ayant influencé la bioéthique, à savoir l’éthique médicale et infirmière, l’éthique philosophique et l’éthique théologique. On rappellera ici qu’en Occident, l’éthique médicale est d’abord associée au Serment d’Hippocrate, médecin grec du Vème siècle avant Jésus-Christ. Pour ce qui est de l’éthique infirmière, le serment The Nightingale Pledge fut popularisé à la fin du XIXème. Ces deux codes à l’origine de l’éthique médicale connurent des modifications ultérieures, telle, au XIXème siècle, la réflexion éthique de Claude Bernard ou les écrits de médecins humanistes comme Jean Bernard, le premier président du Comité Consultatif National d’Ethique français. La deuxième tradition a laquelle s’abreuve la réflexion bioéthique est l’éthique philosophique, notamment celle d’Aristote. En effet, la réflexion d’Aristote sur l’action et plus encore la place que le philosophe réserve à la vertu de prudence pour accompagner l’action constitue un des référents pour la bioéthique. La conception de l’autonomie kantienne, la morale de l’action utilitariste et même le courant personnaliste s’inscrivent, comme autant de topos récurrents, dans le discours bioéthique.
Le dernier corpus influençant la bioéthique est constitué par « l’éthique religieuse », laquelle découlerait « de l’interprétation et du respect de la Parole divine contenue dans la Bible », écrit Guy Durand. C’est la sacralité de la vie elle-même qui-e justifie l’éthique religieuse. L’éthique religieuse, issue de différentes traditions religieuses, serait un puit d’eau claire à réfléchir des situations brouillées par leur complexité. Mais quels types de proposition éthique peut avancer la « tradition religieuse » ? Quel serait leur statut au regard des apports des autres traditions éthiques ?

Pour répondre à ces questions, commençons par distinguer trois types de proposition éthique : les propositions descriptives ayant pour fonction de décrire les comportements actuels, bons ou mauvais, lesquelles dépendent de propositions normatives qui tendent à évaluer le comportement moral ou à déterminer des principes moraux. Enfin, les propositions méta-éthiques consistent en l’analyse des jugements de l’éthique normative, par l’étude sémantique des termes moraux et celle des formes de propositions. Selon Menachem Marc Kellner, les penseurs religieux s’occupent d’émettre des propositions normatives.
Si l’on définit le champ de l’éthique religieuse comme celui de l’étude des enseignements éthiques de différentes traditions religieuses alors, dans ce sens, l’éthique religieuse serait purement descriptive. Le champ méta-éthique serait nécessaire à l’éthique religieuse, car pour la concevoir au pluriel, d’un point de vue qui soit d’une certaine manière comparatiste, il faut savoir si expliciter la signification des termes employés en dehors des propositions normatives sont seulement possible. Ce problème recoupe bien évidemment celui des « jeux de langage » posé par Wittgenstein. La question que nous devons donc ici nous poser est la suivante : dans quelle mesure un niveau méta-éthique peut-être disjoint de l’éthique normative ? Répondre à cette question aura des conséquences sur notre compréhension de la notion d’éthique religieuse, préalable à la compréhension de l’éthique juive telle qu’elle est sollicitée par la réflexion bioéthique.
Peut-on véritablement établir des préliminaires, des concepts en matière de jugement éthique que l’on rendrait explicite par l’analyse des termes? Par exemple, la « dignité » est-elle définissable en elle-même ? Remarquons tout d’abord que la dignité ne désigne pas un élément « naturel » dont on pourrait additionner les propriétés. On peut même objecter, suivant Wittgenstein, que le langage n’est intelligible qu’à l’intérieur d’une « forme de vie », c’est-à-dire de croyances partagées sur le monde. La « dignité » n’est donc pas définissable par l’addition de propriétés, mais dans un contexte discursif qui confère au terme son sens. Mais le souci de l’éthique est de produire des jugements universalisables,  c’est-à-dire que le peut abstraire du temps et du lieu d’où ils sont énoncés. Il faudrait donc que l’on puisse s’entendre sur la définition de termes moraux centraux qui sont inclus dans les propositions normatives pour que celles-ci soient véritablement éthiques. Certains pourront dès lors plaider pour un certain « conservatisme linguistique », lequel voudrait que la définition de termes centraux soit donnée une fois pour toute et à tous. Mais nous pouvons tout aussi nous opposer à cela, par souci de vérité de la connaissance éthique, en remarquant que la définition des termes est conduite à se modifier au fur et à mesure que progresse une réflexion éthique. Et même oser se demander si d’un point de vue pragmatique, l’égalité des termes à eux-mêmes a une importance réelle. Ce qui importe tout compte fait, n’est-ce pas la justesse des propositions normatives, c’est-à-dire leur cohérence avec nos croyances à un moment donné?
L’enjeu d’une éthique religieuse n’est finalement pas la définition des termes, mais la possibilité d’agrégation, ou non, des croyances. Recherchant les conditions de possibilité d’une éthique religieuse,  nous envisagerons les points de vue de l’éthique normative isolément dans leur capacité à intégrer des données déjà-là, que ces données concernent la société, l’état des sciences ou de l’âme, et c’est leur capacité à intégrer ces données qui détermineront la « faisabilité » d’une éthique religieuse. Mais celle-ci se décomposera nécessairement en autant de propositions normatives qu’il y a de religions : elle ne peut conduire à l’œcuménique unification des jugements moraux, ce que nous montrerons dans l’exemple du clonage reproductif (II.2.1).
On peut donc pour l’instant remarquer que l’éthique religieuse n’est pas simplement une source pour la réflexion bioéthique, elle lui est nécessaire,  puisque certaines croyances sur les valeurs sont si encrées dans nos façons de pensées qu’elles font parti du cadre sans lequel le langage nous serait inintelligible. Si une dimension méta-éthique existe, elle consistera à montrer de quelle manière ce qui détermine le contenu spécifique de nos jugements ne peut être dissocié de la culture d’où ces jugements s’énoncent. Ceci invite à reconnaître à l’éthique normative religieuse une place centrale dans la réflexion bioéthique : elle n’est pas simple « source », mais condition de possibilité du jugement en bioéthique.  C’est ce que dit David J.Roy lorsqu’il souligne qu si l’on méconnaissait « l’origine profonde des attitudes culturelles face à la santé, la maladie, la souffrance et la mort », on oublierait que  « ces attitudes influencent d’une parfois subtile le débat sur le traitement de ces diverses questions de bioéthique ». L’éthique religieuse est donc vue dans la réflexion bioéthique aussi comme une contrainte, mais une contrainte non figée, ce que nous allons tenter de montrer en considérant spécifiquement l’éthique juive.


c. Dans quelle mesure peut-on parler d’ « apport » de la « tradition » juive ?

A partir d’une définition de la bioéthique, nous avons montré la place de l’éthique religieuse à la fois comme source et comme contrainte : il nous faut maintenant nous centrer sur l’éthique juive pour la définir. La relation que nous devons ici éclaircir est celle du rapport entre morale et éthique dans la tradition juive. En effet, le problème que rencontre l’éthique juive pourrait se formuler de la manière suivante : si l’on admet que les propositions normatives de l’éthique juive ne consistent pas en la dérivation d’obligations morales issues d’un enseignement théologique, autrement dit ne sont pas des règles, comment l’éthique juive peut-elle justifier sa propre entreprise face au fait que le caractère englobant de la « loi juive » ne devrait laisser aucune place pour une éthique « supralégale » ?
Historiciser la « loi juive » permettrait d’ « expliquer » ses modifications ultérieures, suivant l’approche conservative. C’est notamment ce que propose Harold M.Schulweis, lequel considère que l’éthique juive apparaît à partir du moment où la littérature biblique et halakhique devient le corpus « traditionnel » des normes juives : c’est de ce corpus qu’il a fallut extraire des visées éthiques afin de justifier de nouvelles normes au moment où les communautés juives furent disséminées en diaspora, des normes qui ne furent pas nécessairement contenu dans un « code », comme genre de discours. En effet, à partir du Moyen Age, les rabbins et penseurs juifs n’ont cessé de réfléchir aux significations et portées de la halakha, et cette réflexion a put prendre la forme d’un travail homilétique, d’histoires moralisantes, de fables éthiques, de commentaires ou de manuels de comportements, les « hanhayot ». La variété des interprétations, des genres et des écoles témoignent, selon Harold M.Schulweis, que « le judaïsme est une vieille et nouvelle civilisation religieuse qui reflète les idéologies, les croyances, les pratiques », offrant ainsi une « variété des réponses aux défis des différents environnements ». Mais à ce moment là, la Tora était l’unique référant éthique.
L’éthique juive de l’époque moderne se distingue de celle du Moyen Age, puisque les juifs partagent une culture politique avec les autres citoyens, et font usage d’une rationalité critique développée au XVIIIème siècle pour circonscrire les enseignements de la Tora dans un horizon de sens historique : c’est à ce moment qu’apparaissent les courants du judaïsme moderne.  Selon Menachem Marc Kellner, les auteurs juifs modernes ne peuvent plus se demander « quelle est la position juive sur ceci ou ceci » quand ils élaborent des propositions normatives, mais plutôt, aux Etats-Unis par exemple, « quelle est l’interprétation orthodoxe, conservative et réformée des positions juives sur ce sujet »… à moins de réfuter l’historicité elle-même ou de refuser une sociologie de la réception de la Tora. Rappelons ici les divergences existant entre les trois courants principaux du judaïsme contemporain :


Orthodoxes, « Traditionalistes »  
La Tora est la révélation conclusive de la volonté divine.  Réformés, « Libéraux »
La révélation est progressive, le judaïsme n’est rien de plus que l’éthique monothéiste. Conservative
Le peuple juif a connu l’expérience de la révélation divine, auquel il a répondu en écrivant la Tora.   
La halakha est la volonté de D.ieu. Issue d’un système divin, elle échappe par essence au développement historique qui caractérise les institutions humaines. Seules des autorités étant entrées dans les arcanes du système halakhique peuvent le faire évoluer Rejet de la norme halakhique et recherche dans la tradition prophétique de l’essence éthique du judaïsme. Bien qu’ayant sa source dans l’expérience juive de D., la halakha est une institution humaine qui suit un développement historique comme toute institution : elle est normative dans le sens où elle doit être respectée pour conserver le peuple juif comme un tout.   
L’éthique consiste en l’enseignement de la halakha. Le prophétisme est identifié à l’éthique. Les valeurs éthiques de la tradition doivent pouvoir juger des particularités de la loi juive : si une loi de notre tradition ne suit pas nos valeurs éthiques, alors la loi doit être abolie ou révisée. 


Au vu des prémisses ici exposées, on ne peut que reconnaître la diversité des rapports entre éthique et morale dans la « tradition » juive, considérant ici l’éthique comme la visée d’une vie accomplie et la morale comme l’articulation à la norme qui réalise cette visée. Dans le cas de la bioéthique, les libéraux considèrent par exemple que la bio médecine contemporaine est trop éloignée de la médecine du passé, donc que les normes halakhiques qui convenaient à cette médecine sont parfaitement inadaptées à la pratique contemporaine des soins. Appliquer des lois à partir des sources anciennes conduirait d’une part à la perte de la source, à sa falsification, ce constituerait un irrespect pour la Tora elle-même ; cela ne permettrait pas non plus de donner des réponses éthiques pour les questions posées par la biomédecine actuelle. En dernier ressort, celui qui déterminerait le contenu de l’action morale serait le juif lui-même, qui est doté d’une conscience morale puisqu’il a été créé par D.ieu.
Aux libéraux s’opposent donc l’approche orthodoxe, laquelle ne consiste pas en la pure et simple application de règles de halakha. En effet, l’approche orthodoxe n’exclue pas la réfutation des raisonnements antérieurs, mais elle le fait selon des procédures admises par la tradition. Elle peut donc émettre de nouvelles propositions normatives. Comme le rappelle Rabbi Elie Munk, dans la tradition « la tendance à vouloir laisser aux Sages le soin d’énoncer des lois fondamentales en se basant sur des recherches minutieuses dans le texte de la Loi écrite apparaît souvent dans le cadre de la législation juive ». Le premier verset du Cantique des Cantiques exprime sous une forme allégorique cette idée d’effort des Sages vers la connaissance de la volonté divine, laquelle excède la halakha inscrite dans la Thora. Ainsi Rabbi Yohanan, cité dans Cantique Raba I,19, interprète dans le verset « Qu’il me prodigue les baisers de sa bouche !… Car tes caresses sont plus délicieuses que le vin» l’expression « Les baisers de sa bouche » comme une allusion à la Loi orale [Tav, vav, Shin, Bet,Hain, Youd, Pé] qui est délectation de l’esprit. Le mot [Dalet, vav, Dalet] signifiant à la fois « caresse » et « ami »  peut donc ici référer aux Sages, qui sont plus délicieux que le vin de la Thora. Mais Rabbi Eléazar déclare indigne du bénéfice du monde futur celui qui donne une fausse explication à la Thora, c’est-à-dire opposée à la conception traditionnelle.
Prise dans cette tension, l’orthodoxie avancerait avec une «ruse égarée» pour élaborer des normes qui satisfassent les contraintes textuelles. Cette accusation portée à l’endroit des orthodoxes est en fait celle de la procédure de prise de décision qu’ils emploient, laquelle « ignore le contexte historique des décisions médicales du passé et les différences entre les conditions médicales d’hier et d’aujourd’hui », ce qui peut engendrer des catastrophes.
Selon nous, toute personne ayant la légitimité d’interpréter la loi devrait recourir à des méthodes d’interprétation qui réfléchissent la pratique de l’interprétation, et le correspondant moderne de l’évolution de la bio médecine. J’invite ici le lecteur à se procurer l’article remarquable  « A methodology for Jewish Medical Ethics », du rabbin Elliott N.Dorff, qui tente de synthétiser les apports de la critique littéraire (théories de la réception) et théorie du droit (Dworkin, le juge interprétant de la loi) pour une méthodologie de la bioéthique juive consciente de son historicité et donc de ses effets.
Je vais prendre ici un exemple d’exercice de l’éthique juive moderne qui nous introduira directement à notre sujet, le clonage reproductif. Henri Atlan estime que la perspective de passer de la reproduction sexuée au clonage humain ne doit pas étonner outre mesure un observateur attentif au passage de la polygamie à la monogamie, il considère donc l’évolution historique de l’institution familiale juive. Ici, Henri Atlan est-il en dehors de la tradition, en se réclamant d’un savoir autre, ici socio-historique? Sortir de l’assomption traditionnelle de la halakha, serait-ce s’exclure de la Tora ? Répondre positivement à cela, ce serait considérer la Tora comme un texte clos, or celui-ci ce dit aussi Micra, pour lecture. On peut donc très bien considérer que Henri Atlan fait référence au décret de Gershom ben Jospeh (960-1028) qui interdit les juifs européens d’avoir plus d’une femme, décret qui est Micra.
Pour revenir à la bioéthique et son souci de trouver une juste application des techniques biomédicales, on doit affirmer que les nouveaux objets du monde proposés par les techniques ne deviendront parties du « monde juif » qu’à partir du moment où ces objets du monde seront nommés par lui. Pour être plus exact, ce n’est pas la dénomination des nouveaux objets du monde qui constitue sa « reconstruction » dans le judaïsme, mais selon nous, leur qualification par la loi juive (nous nous démarquons donc ici des libéraux dont la démarche ne peut conduire selon-nous qu’à la culpabilité de la personne seule apte à prendre ses décisions). Mais pour inventer une bioéthique juive qui a soucis de l’autre juif, il faut reconnaître la singularité du rapport de chacun avec la Tora, ici entendue comme ensemble de discours qui privilégient des intertextes liés entre eux par des normes hiérarchiques, constituant ainsi la Tora en institution. Alors l’éthique juive trouverait son unité, dans cette différence et pourrait prendre en compte dans la procédure d’élaboration des propositions normatives qui conduisent au recours aux nouvelles techniques les variables d’un contexte singulier.
On envisagerait alors la bioéthique juive comme une émanation de l’éthique juive dans les pratiques, les recherches et les discours bioéthiques. Elle serait une manifestation nouvelle de la culture juive, entendue comme « produit capitalisé appelé à se formuler en terme de patrimoine » et ceci ne saurait aller à l’encontre de la halakha. En effet, ce qui permet le penser le judaïsme en tant que culture, c’est-à-dire la dimension patrimoniale, est le «droit d’héritage », or celui-ci n’est pas formulé dans la Tora : il est laissé à la charge des Sages : à la charge de la ré-assomption de la loi à travers l’étude. Le judaïsme inscrit donc sa propre possibilité de se constituer en culture en dehors de la halakha, de la loi, dans ce qu’on appellera ici « l’éthique » : il n’empêche donc pas l’évolution de la loi juive, puisqu’il inclue du dehors son propre bougé, « le droit d’héritage ».
Une autre façon d’ouvrir la loi à sa mobilité est de montrer, comme le fait J.M. Salanskis, comment les Sages procèdent pour nommer le monde, pour cela, « il faut seulement étudier les procédures formelles de passage et de correspondance de la structure catégorielle de la loi à la structure « objective » du monde qui la suit ». Seulement, la correspondance entre la loi et le monde n’est pas biunivoque. En effet, la loi dans le Talmud qui prescrit le devoir-être n’a pas de correspondance nécessaire avec ce qui existe. Par exemple, la transgression des obligations du shabbat en cas d’atteinte au principe de « Pikuah nefech » a conduit les maîtres à se poser la question suivante : si le sujet est autorisé à transgresser le shabbat, l’obligation existe-t-elle encore ? Il y aurait donc dans la Tora la possibilité d’une évaluation non sémantique des choses puisque est interrogée la possibilité de retrait de la référence elle-même. Ceci nous autorise à délibérer sur le clonage reproductif en dépit de son absence d’effectivité.



De la tradition juive dans le discours bioéthique: l’exemple du clonage humain

L’annonce de la naissance de la brebis Dolly a conduit à l’élaboration de représentations collectives sur les possibles modifications du vivant que la technique spécifique du clonage induirait. Elle a ranimé des peurs anciennes, notamment celle du double, en même tant qu’elle a permis de prendre conscience de l’avancée de la biologie moléculaire. Selon nous, les media n’ont pas insisté suffisamment sur le fait que le clonage n’est pas apparut avec les recherches du père de Dolly, Ian Wilmut et c’est pour cela que nous aimerions commencer par expliciter l’histoire de la technique. Nous pourrons comprendre alors les possibles applications de la technique pour la reproduction de l’homme (clonage reproductif) et pour soigner l’homme (clonage thérapeutique).
      
3. Un « objet » de réflexion bioéthique : le clonage humain


a. Techniques de clonage thérapeutique et reproductif

              En quoi le développement de la technique du clonage s’inscrit-il dans une tradition de recherche ? Quelles questions animent les chercheurs qui pratiquent le clonage ? En quoi le « clonage » n’est pas une innovation mais une succession d’innovation ? Autant de questions auxquelles nous allons répondre, nous appuyant sur les rapports des comités nationaux de bioéthique français et américains.
Comme le rappelle le Comité Consultatif National d’Ethique, l’homme n’a pas inventé la reproduction asexuée avec la technique de clonage qui existe déjà « dans le règne végétal et chez certains invertébrés » et cette technique est couramment utilisée par l’homme pour reproduire des molécules et des cellules. Ce n’est donc pas la technique du clonage qui suscite en tant que tel l’intérêt des scientifiques, mais les possibilités de connaissance du développement des individus depuis l’œuf fécondé jusqu’à l’âge adulte (ontogenèse) que cette technique permet. En effet l’utilisation de la technique du clonage sur les vertébrés depuis les années 1950, et l’amélioration de cette technique jusqu’à aujourd’hui doit permettre de nouvelles expériences sur le vivant et donc de découvrir les lois de la nature en ce domaine de recherche qu’est l’embryologie ou la biologie cellulaire. « Comment des cellules possédant les mêmes gènes peuvent produire des phénotypes-cellules aussi différents que ceux d’un neurone, d’une cellule sanguine ou d’une cellule musculaire » ? interroge par exemple Comité Consultatif National d’Ethique.
Donnons ici quelques éléments de réponse. Presque toutes les cellules contiennent une organelle sphérique appelée le noyau qui abrite presque tous les gènes de l’organisme. Les gènes sont composés d’ADN, qui  donnent une série d’instruction à la cellule pour produire des protéines particulières. Bien que toutes les cellules somatiques contiennent les mêmes gènes dans le noyau, les gènes particuliers qui sont activés varient selon le type de cellule. Par exemple, une cellule somatique différenciée, comme un neurone, doit garder active une série de gènes spécifiques aux neurones et mettre en silence les gènes spécifiques pour le développement et le fonctionnement d'autres types de cellules, comme celles des muscles ou du foie.  La question que les biologistes ont donc été amenés à se poser concernait l’état différencié des cellules : l’état différencié est-il stable (état) ou même irréversible ? Quelles sont les relations existant entre le noyau d’une cellule et le cytoplasme ? Les gènes ne pourraient-ils pas être réactivés en étant placés dans un autre contexte cytoplasmique, produisant ainsi une nouvelle différenciation cellulaire ?  Autant de questions auxquelles les expériences pratiquées sur les organismes vivants permettent de répondre, des questions qui se sont au fur et à mesure de ces expériences affinées et ce en faisant notamment appel à la technique du clonage.  Ce qu’on appelle le « clonage » recouvre en fait une diversité de procédés permettant la production de un ou plusieurs individus possédant dans le noyau de leurs cellules un ensemble de gènes identiques à celui de l’organisme à partir duquel le clonage a été réalisé.
Voyons maintenant l’évolution de l’usage de cette technique. En 1952, Robert Briggs et Thomas King ont utilisé pour la première fois la technique du clonage pour découvrir que les cellules embryonnaires étaient « reprogrammables ». Ces deux chercheurs ont en effet dissocié les cellules du paquet embryonnaire d’une grenouille et ont introduit un à un leurs noyaux dans des ovocytes énuclées, et les cellules ainsi recrées se sont développées en têtards. Mais dans cette expérience, les cellules d’où étaient prélevées le noyau étaient totipotentes, puisque les cellules ne sont pas différenciées au stage embryonnaire. Cette première expérience a tout de même permit d’émettre l’hypothèse selon laquelle le cytoplasme ovocytaire contient des facteurs de retranscription. Il aura fallu d’autres expériences pour observer que les cellules somatiques, c’est-à-dire les cellules ayant perdu leurs totipotences, peuvent être reprogrammées. Ce n’est qu’à partir de cela qu’on put concevoir le clonage « reproductif »  asexué chez les mammifères.
Venons donc en à la technique du clonage utilisée par Ian Wilmut et son équipe du Roslin Institite en 1996 pour faire naître la médiatisée brebis Dolly. La particularité du clonage effectué par Ian Wilmut tient au fait que la cellule dont était issu le noyau de Dolly était une cellule somatique d’une brebis adulte, c’est-à-dire une cellule différenciée qui mise dans un ovocyte énuclée redevenait totipotente. Autrement dit, avec la technique de clonage utilisée pour faire naître Dolly, s’en est donc fini de la reproduction sexuée qui nécessite la rencontre de gamètes male et femelle.
C’est la réussite, limitée comme nous l’avons dit dans notre introduction, de cette expérience qui marque la nécessité de penser l’application de cette technique à l’homme. Elle nous permet autant d’envisager une reproduction asexuée chez les mammifères, que la prédétermination génétique et la pluralité des individus résultant de son utilisation. En effet, on part de l’hypothèse que cette technique de clonage du noyau d’une cellule somatique provoque la création d’un embryon avec la potentialité que celui-ci soit implanté in utero et se développe à terme.
Le Comité Consultatif National d’Ethique décrit trois techniques différentes de clonage qui peuvent produire un être humain. La première consiste à séparer un embryon de quelques cellules en deux ou plus parties indépendantes ayant chacune le potentiel d’engendrer des organismes distincts et génétiquement identiques.  Il s’agit en effet de reproduire artificiellement ce que la nature fait advenir à 4 naissances sur 1000, la gémellité monozygote. La deuxième technique est en fait celle qu’avait employée Robert Briggs et Thomas King pour leurs têtards : le clonage par transfert de noyaux embryonnaires. Enfin, le clonage par transfert de noyau provenant d’un organisme adulte ne nécessitant par la procréation mais seulement une gamète femelle est la troisième de ces techniques.
Le clonage thérapeutique consiste lui au transfert de noyau provenant d’une cellule différenciée dans un ovocyte énuclé. Les cellules souches embryonnaires ainsi produites pourront être cultivées in vitro pour former des lignées de cellules qui pourront être utilisés dans un but thérapeutique, par exemple pour les greffes de tissus. Les ovocytes fécondés ne seront pas dans ce cas implantés in utero pour une grossesse, mais se développeront en tissus, voire en organes.  Deux techniques peuvent être envisagées ici : la première consiste en le développement d’un embryon jusqu’à ce que soient produites les cellules souches qui pourront être cultivées. On peut également utiliser des cellules souches embryonnaires présentes dans les tissus adultes, par exemple dans la moelle osseuse. La greffe de ces tissus sur l’individu dont proviennent les cellules souches présenterait l’intérêt de ne pas susciter de rejet immunitaire.

b. Problèmes induits par la potentielle utilisation des techniques

Commençons par le clonage thérapeutique. A priori, on pourrait dire que le but de cette technique étant de soigner l’être humain, son utilisation ne serait pas condamnable, suivant d’ailleurs le principe de « Pikuah’ Nefech » qui stipule que sauver une vie autorise la transgression des obligations et interdits. Mais si des expérimentations sur l’embryon devaient être réalisées pour cela, nous aurions affaire à ce qu’on nomme un « acte à double effet », c’est-à-dire à un acte qui produit un effet que l’on peut juger bon et un autre mauvais. En effet, mettre en souche des cellules aurait deux effets : sauver des vies, d’une part, et d’autre part ne pas développer la potentialité d’être humain de l’embryon.  Henri Atlan dans le clonage humain estime qu’on ne peut raisonner avec une alternative de la sorte puisque le terme même d’ « embryon » est inadéquat pour parler des cellules souches ayant des propriétés totipotentes : les cellules-souches sont des potentialités d’embryons, c’est-à-dire des potentialités de potentialités d’être humain.
Une autre objection au clonage thérapeutique consiste à dire que la maîtrise de la technique du transfert de noyau pourrait avoir comme effet de favoriser le développement du clonage visant la reproduction, et de « naturaliser » les techniques de clonage appliquées à l’homme sur le plan moral, c’est-à-dire de les rendre acceptable, suivant le vieil adage que les usages font le sens. Or comme le rappelle Henri Atlan, cet argument est de peu de valeur, puisque ce qui fait question dans le clonage reproductif, n’a pas à faire avec l’utilisation de la technique elle-même mais à ses effets sur le développement physiologique et social du clone. La seule chose qui soit problématique en matière de clonage thérapeutique concerne donc le statut des embryons surnuméraires.
Le panel des objections à l’utilisation de la technique du clonage pour reproduire l’homme est bien plus large. Mais avant de présenter ces objections, encore faudrait-il savoir quelles sont les questions que pose la technique du clonage humain à l’homme dans son origine. Si nous voulions condenser ses questions en une dramatisation unique, nous dirions que le clonage reproductif engage une réflexion sur le but que l’homme se donne à lui-même lorsqu’il s’offre la possibilité de passer de la reproduction sexuée à la reproduction asexuée.
La première série de question posée par le clonage humain concerne la désexualisation de la reproduction induite par elle. Celle-ci s’opèrerait à deux niveaux : par l’inutilité des relations sexuelles mais également par la disparition de la combinaison génétique des sexes. Comme nous le rappelle H.Atlan, « la reproduction sexuée habituelle, chez les mammifères, implique que dans chaque paire de chromosomes de l’œuf fécondé l’un provient du père et l’autre de la mère », la fécondation consistant en la fusion de gamètes femelle et male, ce qui donnera lieu à la fabrication d’un nouveau jeu de chromosomes. Mais « dans le cas du clonage, il n’y a plus de fusion de gamètes. La rupture est telle que certains ont proposé de ne pas considérer le clonage reproductif comme une procréation, car on peut en effet ne pas voir un embryon dans ce qui ne proviendrait pas d’une fécondation ». La désexualisation de la procréation est-elle souhaitable ? Rappelons que pour le judaïsme l’acte même de procréation ne tire pas l’homme vers l’animalité, bien au contraire, « Accomplir l’acte de chair », nous enseigne la Cabbale, « ce n’est pas perpétuer l’espèce humaine dans son animalité mortelle, c’est accroître la ressemblance à D.ieu, la divinité de l’homme ».
Mais peut-on au contraire condamner la désexualisation en vertu de principes ? Doit-on invoquer une attitude prudencielle visant à prémunir les sujets de la nuisance que produirait la désexualisation sur nos représentations de l’enfantement, et par-là, de notre rapport à l’autre ? Du verset 1-2 de la Genèse, « Voici le livre des générations d’Adam –Le jour où Dieu créa Adam, il le fit à la ressemblance de Dieu. Il les créa mâle et femelle, les bénit et les appela l’homme, le jour de leur création »,  le Zohar en infère que « toute figure qui ne comporte pas le masculin et le féminin n’est pas une figure suprême parfaite […] Les bénédictions ne résident que dans un lieu où il y a du masculin et du féminin […] Adam ne se nomme qu’en tant que masculin et féminin réunis.» L’accomplissement de l’Adam est l’avènement du masculin et du féminin en un même être. Or on peut se demander dans quelle mesure une fille advenue d’un noyau d’une cellule de femme  et d’ovocyte réalise cet accomplissement de l’Adam. Mais on peut aussi comprendre à partir du verset de la Genèse 8-21, « L’Eternel aspira la délectable odeur, et il dit en lui-même : « Désormais, je ne maudirai plus la terre à cause de l’homme, car les conceptions du cœur de l’homme sont mauvaises dès son enfance, désormais, je ne frapperai plus tous les vivants, comme je l’ai fait » » que l’Adam a devenir n’est pas biologique, mais « « spirituel » », et que l’homme ou la femme accomplit sa création divine non par la manière dont il a été conçu, mais par l’acquisition de la Tora, laquelle lui réclame, depuis qu’il a été chassé du paradis, de travailler et d’étudier.
Mais ce travail n’est pas une fin en soi comme la malédiction d’Eve d’enfanter dans la douleur n’est pas une fin en soi. Henri Atlan ironise à ce propos : « si l’on associe ces manipulations de la procréation avec la fin du travail ou la diminution du temps de travail ou, en tout cas, du travail pénible, c’est la fin de la malédiction biblique à laquelle nous assistons : Travailler à la sueur de son front, enfanter dans la douleur, terminé ! Pour certains, cette idée équivaut à un blasphème parce que cette malédiction ne devrait être jamais levée. Pour moi la malédiction doit être levée. ». Henri Atlan ne condamne donc pas pour sa part la désexualisation de la procréation.
 Mais on peut craindre la valorisation d’un individualisme schizoïde, l’homme serait pensé bien abstraitement en dehors de l’institution familiale, ou mieux, vu que celle-ci est en passe de « désinstitutionalisation », ne serait-il pensé en dehors du « réseau » familial ? Pour palier à cela, il faut penser le clonage dans le cadre de la filiation. Une deuxième série de question concerne donc l’institution de la filiation elle-même. L’institution de la filiation est oeuvre de symbolisation dans la mesure où celle-ci consiste à nommer les relations entre les êtres humains, ce qu’exprime le Talmud, puisque y est raconté que les sages prescrivait de s’exercer à la lecture des généalogies sous peine de constater une baisse dans l’acuité de ses yeux, (Pessahim 62b), organe qui est aussi celui de la connaissance du visage de l’autre. La question de savoir de qui serait l’enfant issu du clonage est donc primordiale selon le Talmud.

Dans le cadre du droit positif, cette question serait réduite à la question du choix de la fiction juridique qui pourrait instituer la persona du clone. Mais on peut se demande s’il n’existe pas au-deçà de la fiction juridique une nécessité anthropologique prescrivant un ordre dans la filiation que la fiction juridique aurait pour charge de préserver, nouant ainsi « le biologique et le social » d’une manière qui autorise la parole (la subjectivité).
David Golinkin soulève toutes les implications de cette possibilité de « réécriture » des modalités de la filiation pour le judaïsme: « Si la médecine devenait en mesure de réaliser et réalisait effectivement le clonage humain, se poseraient un certain nombre de questions à la fois halakhiques et éthiques [concernant la filiation] : qui doit être considérée comme la mère de l’enfant ? La femme qui a donné l’ovule énuclée, celle qui a fait don du noyau de la cellule adulte pris pour le clonage, ou celle qui aura porté le fœtus, ou toutes les trois ? Qui doit être considéré comme le père ? Celui qui a donné le noyau de la cellule adulte, le père de la mère qui a donné l’ovule ou celui de la mère porteuse, ou faut-il considérer que le fœtus n’a pas de père ? Ou encore, faut-il considérer le fœtus comme le frère jumeau ou la sœur jumelle de la personne qui a fait don du noyau de la cellule adulte ? ». Les possibilités sont donc multiples et ouvertes, si l’on voulait créer un dispositif unique permettant de doter le clone d’une filiation.
La signification de l’interdit de l’inceste est interrogée, puisqu’on peut se demander s’il serait interdit à une femme donneuse d’ovule énuclée d’avoir des relations sexuelles avec celui qui serait né par un noyau porté par elle. On se rappelle que la législation du Sinaï a prescrit des lois pour restreindre les rapports conjugaux et les instincts, ce qui conduit Israël, « une rose parmi les épines » (Lév. Raba), « à ne point suivre leurs lois » des nations pratiquant les unions interdites, quel que soit le caractère rationnel ou irrationnel de ces lois. Concernant les unions interdites, la halakha ordonne de suivre les commandements suivants afin que soit possible la vie dans le monde futur : « Que nul de vous n’approche d’aucune proche parente, pour en découvrir la nudité : je suis l’Eternel. Ne découvre point la nudité de ton père, celle de ta mère : c’est ta mère, tu ne dois pas découvrir sa nudité. Ne découvre point la nudité de la femme de ton père : c’est la nudité de ton père…. », Lévitique -Veyikra, 18, Aharé Mot. Mais que signifieraient les catégories de « père » et « mère »  avec la technique du clonage? Le rabbin Elie Munk commente de la manière suivante le Lévitique : « La mère doit rester mère, la sœur doit rester sœur. Etre sœur et épouse à la fois efface les limites de chaque catégorie au point qu’il ne reste plus qu’un seul caractère : la femelle ». L’animalisation de l’homme est redoutée, comme perte de différenciation, de reconnaissance des statuts et des fonctions, effacement des catégories sans que ne soient avancées de nouvelles catégories, mais génération de l’in –distinction comme se fut le cas pour le déluge.
Des questions relevant de la psychologie sociale se posent également : ne peut-on pas craindre l’avènement d’un racisme anti-clone, et plus encore, la création d’un statut spécifique autorisant de nouvelles formes d’esclavage ?  H.Atlan mentionne cette possibilité et en fait même la cause principale de l’interdiction du clonage humain : « de mon point de vue, l’interdiction est avant tout une précaution sociale. Elle n’est pas éternelle, mais relative à l’état actuel du développement moral de l’humanité. Connaissant l’état de dégénérescence morale des hommes et des femmes qui stigmatisent toutes les différences, on peut imaginer que, si des gens étaient fabriqués de façon vraiment très différente des autres, ils seraient aussitôt stigmatisés. » Les questions que nous venons d’énoncer, si elles sont posées par l’éthique juive, sont partagées par les anthropologues et les juristes.
Mais des questions particulières afférant à l’interprétation de la loi juive, la halakha, sont également posées: le donneur de noyau doit-il être considéré comme ayant accompli le commandement de procréation ? Le commandement donné dans la Genèse, « croissez et multipliez » ne consiste pas en une simple consécration de l’instinct, mais correspond également à l’édification des mondes d’Israël, emplis d’une conscience nationale d’accomplissement de la promesse faite par D.ieu à Abraham (Genèse : 12, 23). L’adultère qui est interdit par la loi juive est-il à l’œuvre lorsque le noyau donné par un homme est placé dans l’ovule énuclée d’une femme mariée avec quelqu’un d’autre ? Y aurait-il donc ici risque de provoquer la mamzérout ?
Une question médicale s’impose enfin : les techniques de clonage ne risquerait-elles pas de provoquer des pathologies ? A cette question, seule la recherche biomédicale peut répondre. La connaissance nécessitant de nouvelles expérimentations, elle poserait des questions qui relèvent de l’éthique de la recherche. La quête de connaissance n’irait-elle pas à l’encontre du principe de ne pas mettre la vie en danger (Yoma 85b) ?
Mais faisons maintenant l’hypothèse que les techniques de clonage reproductif soient un jour sans conséquences pathologiques pour l’enfant procréé grâce à ces techniques : l’usage des techniques serait-il alors légitime ?


c. Des usages légitimes des techniques ? 

Envisageons-ci un premier cas : celui de deux adultes ayant une maladie génétique récessive qui ne veulent pas mettre un enfant au monde en lui faisant courir le risque d’être malade. On pourrait comprendre que les parents veulent « préserver leur relation martiale du  fantôme d’un donneur anonyme de spermatozoïde ou d’un œuf ».
Le deuxième cas est plus problématique et est celui de la femme qui aurait perdu par exemple, mari et enfant dans un accident et voudrait les cloner. On peut objecter que la peine et le deuil font partie de l’existence humaine ce qui nous ferait considérer la perte comme irréparable. Mais on se souvient également qu’après le meurtre d’Abel, « Adam, ayant vécu cent trente ans, produisit un être à son image et selon sa forme et lui donna pour nom Seth » (Genèse, chapitre 5, verset 3). Le motif invoqué par Eve pour l’engendrement de Seth est qu’il doit remplacer Abel, « Caïn l’ayant tué » (Genèse 4, 25). Mais on peut interpréter différemment la raison de cette naissance : Seth révèle aux hommes « la conscience d’une existence de venir après. Non pour sombrer dans la morbidité d’un lourd héritage […] Celui qui sait, parce qu’il fut cerné de près par la mort, que sa vie est dépositaire d’un miracle sur l’irréparable, devant magnifier ce don en lui prêtant les plus belles forces de son âme et en le dédiant à cela seul qui lui confère sens : l’Autre. »  Dans ce cas-là, l’usage des techniques de clonage serait envisageable si et seulement si aucune projection fantasmatique des parents sur l’enfant à naître ne venait diminuer la considération des parents envers cet enfant unique. La croyance en la  transmigration des âmes ne peut pas être un motif suffisant pour envisager le recours à la technique de clonage pour faire naître un enfant alors conçu comme pour être la « réincarnation d’un mort ». Les connaissances dont nous disposons sur le développement physique et moral des jumeaux nous informent qu’un clone ne saurait être une duplication de la personne donneuse de noyau.
Enfin le troisième cas est celui d’un enfant malade qui aurait besoin d’un don de moelle épinière pour survivre. Dans ce cas, la technique du clonage servirait à sauver une vie. On pourrait cloner un enfant pour que son frère le sauve. Selon le rabbin R.Kryger, le principe de l’instrumentalisation secondaire si le but premier est noble est accepté dans le Talmud et les lois rabbiniques : par contre on doit refuser de fabriquer un enfant avec le but unique de sauver un autre enfant, il faut que l’enfant soit créé pour lui-même. En droit juif, on est fondé à sauver quelqu’un, en se passant de l’autorisation d’une personne pouvant assurer ce sauvetage, si cela ne lui cause pas de préjudice (mezakin che-lo be-fanav). La limite posée étant le principe suivant, ein dohin nefech mipne nefech : on ne repousse pas une vie pour (sauver) une autre vie (Ohalot 7 :6). Sauver une vie étant une mitsva, l’usage du clonage pourrait être légitime dans le cas présent. Cette approche va à l’encontre du principe de « dignité » compris comme application du principe kantien selon lequel la personne humaine doit être considérée comme une fin. Citons sur ce point Henri Atlan :
L’inadéquation du principe kantien est (encore plus) évidente dans les situations où des parents font naître un enfant – soit de façon naturelle, soit de façon contrôlée par fécondation in vitro et diagnostic pré-implantatoire –, dans le but d’utiliser des cellules immunologiquement compatibles, de moelle osseuse ou de cordon ombilical, pour soigner et sauver la vie d’un autre enfant malade. Ces enfants conçus ou sélectionnés dans ce but, sont parfois appelés « bébés-médicaments », pour bien souligner en quoi ils ne seraient utilisés que comme moyens pour soigner leur frère ou leur sœur. En fait, cette dénomination est abusivement péjorative. Elle provient d’une application automatique et d’une certaine façon inhumaine de ce principe kantien, qui ne prend pas assez en compte la souffrance des parents (et de l’enfant malade) et ne veut pas considérer le caractère unique de la situation. On pourrait tout autant appeler ces enfants à naître des « bébés de l’amour », en ce qu’ils seraient ensuite aimés doublement pour eux-mêmes et pour la vie qu’ils auraient contribué à sauver


2.  Babel : la bioéthique est politique

Dans cette dernière partie, nous allons opposer deux discours :  le discours bioéthique d’un comité national d’éthique qui fait recours à l’éthique religieuse pour délibérer sur le clonage reproductif, puis la signification du clonage pour la conception juive de l’histoire, celle des Toldot. Nous conclurons ce travail par une représentation de ce qui pourrait constituer le Nimrod moderne, lequel ferait un usage néfaste du clonage reproductif en abordant ces techniques seulement au moyen d’une rationalité instrumentale.

L’exemple des témoignages rabbiniques dans le discours du National Biothics Advisory Council : dimensions méta-éthique, éthique et morale

Nous avons choisi ici de retranscrire le débat sur le clonage reproductif des dignitaires de l’éthique religieuse, tel qu’il nous a été présenté en 1997 dans le rapport du comité de bioéthique national américain, le National Biothics Advisory Council (N.B.A.C.). Expliquons tout d’abord pourquoi nous ne trouvons pas un tel débat dans le rapport produit sur le même sujet par le comité national de bioéthique français, le Comité Consultatif National d’Ethique. La tradition républicaine n’empêche pas la représentation des différentes obédiences au sein du CCNE, elle réclame par contre son voilement. La démarche de Henri Atlan qui consiste à retranscrire par ailleurs son approche religieuse de questions relevant de la bioéthique (Les étincelles du hasard) nous informe de la dichotomie obligée imposée par les contraintes que fixe la République a la production de ses discours : les motifs rattachés à une éthique religieuse ne doivent pas apparaître dans le rapport du C.C.N.E qui représente une raison unitaire, ce qui l’oppose au discours délibératif, exposé par le National Biothics Advisory Council. C’est cette délibération sur le clonage reproductif que nous allons présenter ici.
Dans son rapport intitulé « cloning human being », le NBAC n’a pas prétention à retranscrire dans son entièreté et sa complexité les justifications données par les représentants de l’éthique religieuse pour autoriser ou interdire le clonage. Il procède seulement à un travail de synthèse des avis des autorités religieuses sur ce sujet, travail justifié par l’évaluation de la « faisabilité » d’une politique en ce domaine. Autrement dit, l’avis des autorités religieuses, protestantes, catholiques, juives ou musulmanes est requis pour comprendre l’attente de l’opinion publique sur une politique du clonage : on suppose en effet que l’opinion publique est in-formée par l’éthique religieuse. Le NBAC escompte, grâce aux  témoignages des représentants de l’éthique religieuse, connaître les capacités de réception des potentiels changements induits par l’utilisation des techniques de clonage pour reproduire l’homme. Il faut rappeler que les avis de représentants des différentes religions ne peuvent aux Etats-Unis suffire à constituer une décision politique, compte tenu du premier amendement de la constitution américaine fixant la liberté d’opinion religieuse, si bien que les propositions normatives émises par les autorités religieuses deviennent, dans l’étude de l’éthique religieuse proposée par le NBAC, des propositions descriptives.
Le NBAC a interviewé pour les besoins de l’enquête différents représentants : les protestants Ted Peters et N.J.Duff, le Pope Moraczewski, le Cheikh Fadlallah, Abdulaziz Sachedina, le rabbin orthodoxe Tendler de New York et le rabbin Dorff qui dirige le séminaire rabbinique conservative de Los Angeles ; il s’appuie également sur la doctrine officielle produite par les institutions chrétiennes, telle l’interdiction officielle du clonage reproductif du Christian Life Commission of the Southern Baptist Convention et celle du donum vitae du Vatican (1997) ; il évoque enfin les avis des premiers « éthicistes » religieux, les protestants Paul Ramsey et Joseph Flecher sur la question du clonage reproductif. L’ensemble est donc juxtaposé en points de vue, dans la partie « Religious Perspectives » du rapport produit par le National Biothics Advisory Council : « Cloning Human beings ».
Les rédacteurs ont procédés de la manière suivante : ils ont repéré dans ses avis des thèmes qui leur étaient communs, des « catégories » qui n’appartiennent pas spécifiquement aux écritures religieuses mais qui permettent d’interpréter le récit biblique « de la création des hommes ». C’est à partir des thèmes que les rédacteurs du rapport aspectualisent le clonage humain, c’est-à-dire abordent les implications morales du clonage humain sous les aspects suivants : « le commandement responsable sur la nature », « la dignité humaine », « la création » et « la famille ».
Les versets de la Genèse cités sont les versets 27-28, composés d’une séquence narrative (1) qui fixe l’expérience humaine dans la norme et puis (2) autorise la délibération de l’homme dans la séquence dialogale qui est adresse divine, « (1) Alors D.ieu créa l’homme à sa propre image, à l’image de D.ieu il les créa, homme et femme il les créa. Et D.ieu les bénie, et D.ieu leur dit : (2) « croissez et multipliez, remplissez la terre et soumettez-là ! Commandez aux poissons de la mer, aux oiseaux du ciel, à tous les animaux qui se meuvent sur la terre ».
Dans le commentaire de ces versets proposé dans le rapport du NBAC, ne sont pas présentés des jeux sur les signifiants hébraïques (notamment la différence entre dmout et tcelem) puisque le texte est celui de la Bible traduite en anglais, la « Revised Standard Version ». Le commentaire n’effeuille pas non plus le texte grâce à l’interprétation de ses différents niveaux (pschat, drash, remez, sod). Enfin, le commentaire ne fait pas appel à l’intertexte biblique ou aux commentaires talmudiques ultérieurs. En conclusion, le commentaire proposé dans le rapport du NBAC, loin de s’appuyer  sur la tradition juive d’interprétation du texte biblique, infère seulement à partir des deux versets une sorte d’anthropologie hétéronome, c’est-à-dire une anthropologie non anthropocentrée de laquelle découlerait l’éthique monothéiste. Sont en effet déduites sept caractéristiques de l’homme dans son humanité d’être créé à partir de la Genèse : nous allons ici les énumérer.
Premièrement, l’être humain parce qu’il est créé à l’image de D.ieu reçoit le don de la liberté et de la moralité : la qualité d’être moral qui est conférée à l’être humain engendre pour lui des responsabilités morales qui incluent le respect de la liberté des autres personnes morales. La liberté humaine invoquée par l’adresse divine autorise l’homme à agir avec responsabilité, et ce devant D.ieu. Deuxièmement, les êtres humains sont fondamentalement égaux parce qu’ils sont créés à l’image de D.ieu, leur égalité fondamentale transcende toutes les différences basées sur le « genre », la race, la classe ou l’ethnie. Troisièmement, les êtres humains sont aussi des créatures sociales. Elles sont crées pour les relations avec D.ieu et pour la communauté avec les autres personnes aussi bien qu’avec le reste de la création. Quatrièmement, l’image de D.ieu est réfléchie dans la diversité humaine, ce qui inclue sans se limiter à cela, la diversité entre les genres. La différenciation entre les sexes représente la garantie divine pour la procréation. Cinquièmement, la corporéité est inhérente à l’être humain puisqu’il peut se multiplier. La créature est révélée et expérimente grâce à son corps, elle n’est donc pas seulement une essence intellectuelle ou spirituelle, ou un esprit désincarné. Sixièmement, bien que les êtres humains soient dans la nature, ils la transcendent en exprimant l’image de D.ieu à travers l’exercice de leur capacité créatrice, exerçant un « commandement » sur le monde naturel. Septièmement, bien que les êtres humains soient créés à l’image de D.ieu, ils ne sont pas D.ieu. Ils sont finis, faillibles et ont des capacités limités pour prévoir et diriger le cours des actions qu’ils initient.
Les caractéristiques dégagées produisent une forme de principlism américain, sa forme « religieuse », le principlism ( ou courant canonique) étant une approche de la bioéthique dans laquelle la prescription de certains principes est censée permettre la résolution de dilemmes éthiques. Tenant compte du pluralisme de la société, se distanciant des diverses interprétations (ou ré-assumption de la loi dans le cadre le hokhma), on ne s’intéresse pas véritablement à la légitimation de ces sept principes, on les prend tels qu’on les trouverait dans une étude qui subsumerait les enseignements éthiques de différentes traditions religieuses. Au vu des développements qui suivent dans le rapport l’énonciation de ces principes et qui présentent des divergences entre leurs interprétations, on pourrait parler, à propos des sept caractéristiques dégagées, de « pétitions de principes » : il est en effet impossible de déduire à partir des caractéristiques de l’homme énoncées dans la Genèse une unique proposition normative sur le clonage humain qui satisfasse les traditions discursives (textuelles/institutionnelles) de chaque monothéisme. L’œcuménisme, s’il se justifie d’un point de vue politique, est pour la constitution d’une « morale monothéiste » inefficace. Il faut noter d’ailleurs que le rapport ne présente pas une discussion entre des représentants d’une éthique religieuse pour arriver à une même évaluation du comportement moral face au clonage reproductif : étant donné les présupposés de chaque « tradition religieuse », l’entente est impossible.
Le thématisme proposé révèle lui-même l’ambiguïté de la démarche œcuménique du rapport du comité de bioéthique : les catégories sont externes aux traditions religieuses, jusqu’à leur être à proprement parler étrangères. Les rédacteurs du rapport ont conscience de cette hétérogénéité, qui n’est rien de moins que celle de la culture à elle-même, lorsqu’ils tentent de synthétiser des points de vue sur le clonage reproductif sous le thème : « human dignity », la dignité humaine. Qu’est-ce que la « dignité humaine » ? Comment la définir ? Quel discours détermine sa signification ? En plein cœur de Babel, voilà une impasse de la traduction qui oblige les rédacteurs du rapport à faire des propositions méta-éthiques: « même lorsque le langage de la dignité humaine n’est pas employé, les arguments pour les droits de la personne et la spécification de ces droits créés à travers le clonage représente souvent ce que d’autres incluent sous l’expression « dignité humaine », nous dit le rapport. «Et quand le langage de la dignité humaine est utilisé, il est toujours spécifié  dans des concepts plus concrets et des normes, comme l’égalité humaine et la sainteté de la vie ». Ainsi, «  la violation de la dignité humaine » est invoquée dans les propositions normatives de l’église catholique pour condamner le clonage humain qui serait « intrinsèquement mauvais » ; tandis que le rabbin Dorff formule quant à lui une autre exigence, « qu’à aucun clone ne soit légitiment dénié aucun des droits et des protections étendus aux autres êtres humains », conséquence de l’unicité de l’Adam, créé à l’image de D.ieu.
De l’apport de la tradition juive dans la réflexion bioéthique, le rapport américain nous apprend qu’elle reste, en dépit de la prétention à l’universalité de ses propositions, particulière, et dominée symboliquement : en effet,  on la nomine, on la thématise par la « dignité humaine », expression  qui trouve son origine dans le code de Nuremberg. Le clonage humain fait donc problème autant pour ce qu’il désigne que par la manière dont on voudrait le désigner.
On peut extraire du rapport les conclusions du rabbin Dorff qui nous paraîtrons ici lapidaires: le clonage reproductif devrait être selon lui régulé, non pas interdit. En effet, nous sommes les partenaires de D.ieu dans la création, les enfants sont notre destin, la technique est donc applicable dans certains cas, «comme celui d’un homme stérile et dont la famille a disparu dans l’Holocauste, de sorte qu’il est le dernier de sa lignée » propose le r. Dorff ou « dans le cas du clonage d’une personne qui a une leucémie et qui pourrait être sauvée par la moelle épinière de son frère cloné qui aurait le même statut d’enfant ». C’est donc le cas particulier du bébé médicament qui suscite l’approbation de Dorff, mais aussi ce premier cas singulier du « survivant ».
L’avis du rabbin Dorff ne peut que nous laisser songeur lorsque d’autres parlent du clonage comme d’un « crime contre l’humanité ». Si cette appellation a comme on le sait en droit une définition précise qui ne permet pas de qualifier ainsi le clonage, il faut tout de même reconnaître que le clonage interroge quelque chose dans l’« humanité » elle-même : son origine. Qu’est-ce que l’humanité selon le judaïsme ? L’humanité ne serait-elle pas définissable par son histoire, qui est celle des engendrements d’un Adam primordial?

Les engendrements (Toldot) comme histoire 

Dans le judaïsme, l’histoire se dit « Toldot », ce qui signifie engendrement et ces engendrements font l’objet de longues citations dans la Tora, par exemple dans la Genèse, chapitre 4, chapitre 5 ou 10 (Noah). L’énumération de l’engendrement des fils d’Adam ne constitue pas tant une démonstration de l’animalité de l’homme qui doit se reproduire pour assurer la survie de l’espèce humaine, elle ne témoigne pas non plus de notre soumission à un instinct, un vouloir-vivre qui nous pousserait à transcender notre condition d’être mortel par la reproduction : non, l’énumération de l’engendrement des fils d’Adam est une réponse à l’injonction divine « croissez et multipliez », c’est-à-dire créer des hommes qui sont autant de mondes (olam) possibles et excèdent l’humanité telle que l’homme la connaît actuellement, une humanité dont le développement répond à l’éthique juive.
En effet, les « toldot », l’histoire, ne se réalise que dans des engendrements qui ne contreviennent pas aux trois interdits fondamentaux que sont l’interdit du meurtre, l’interdit de l’inceste, et celui de l’idolâtrie. La Tora représente la transgression de ces trois interdits, qui sont trois coupures à l’histoire ; d’abord dans le meurtre d’Abel par son frère Caïn (Genèse, 4-8)  qui conduisit à la suppression d’un monde futur, ensuite dans l’épisode du Déluge, dans lequel le mélange entre espèces ne pouvait qu’engendrer un monde indifférencié (Genèse, 6-3) et l’on sait que le sauvetage de Noah est celui des catégories ; enfin, la Tora représente dans l’épisode de Babel « la génération de la dispersion » conduite à l’idolâtrie de la technique et inapte à autoriser la parole. La visée du commandement, « croissez et multipliez » ne s’accomplit donc que par la morale.
Nous serions tentés de penser que le meilleur respect de l’injonction divine consisterait à maîtriser les engendrements, c’est-à-dire l’histoire de l’humanité dans la répétition des mêmes normes, celles-ci permettant de planifier le temps des générations, c’est-à-dire la « fabrication de vivants, par d’autres vivants ». Ce temps-là, celui de la génération, l’homme a toujours tenté de le maîtriser, en construisant sa descendance dans l’organisation des alliances et la transmission culturelle. Pourrait-on concevoir de maîtriser la génération par la technique?
Ce serait oublier que ce que la maîtrise technicienne a de spécifique, c’est qu’elle renouvelle le temps de la génération lui-même. En effet, jusqu’à présent la conscience du temps restait indissociable de celle de la vie : les expériences humaines de la naissance ou de la mort permettaient d’offrir des balises « objectives » à la conscience du temps. Les expériences humaines de la vie, de la mort, de la génération constituaient même le comparant dans les métaphores qui permettaient aux hommes d’expliquer le mouvement des astres ; ainsi, lorsque l’année luni-solaire juive était augmentée d’un mois pour rattraper la succession des lunaisons, elle était dite « enceinte ». Mais aujourd’hui, la durée est perçue à travers la pluralité de temps qu’autorise la maîtrise technicienne.
Le temps de la génération connaît sa révolution : le contrôle des naissances s’est par exemple généralisé, initié par l’autorisation de la pilule et la dépénalisation de l’avortement, et suivi par les développements du planning familial. Cette organisation de la génération est accompagnée des avancées de la connaissance biomédicale, laquelle permet de mieux saisir les déterminismes naturels pour en avoir une maîtrise relative. Et l’application des connaissances pourrait ne pas contrevenir aux exigences juives: le génie génétique permet de connaître par exemple le gène déterminant une maladie héréditaire et d’envisager la thérapie génique, et les techniques de procréation médicalement assistées permettent de palier aux stérilités. Les techniques de clonage permettraient d’accomplir ces deux buts, mais ne poserait-il pas la question de la limite à la maîtrise de ce déterminisme ? Y’a-t-il une limite à la connaissance de l’humain ? De la Genèse, on apprend que l’arbre de la connaissance n’est pas tant l’arbre de la connaissance du bien et du mal, qu’il est lui-même et bien et mal, la connaissance était ambivalente par elle-même. Il est à la fois ‘ëtz, c’est-à-dire nourriture, introjection et ‘ëtza, c’est-à-dire le conseil que donne le serpent. Et c’est ce que nous apprend, dans la  littérature traditionnelle, le mythe du Golem.
Le Golem et les techniques que le font apparaître font l’objet de nombreux récits, que le Golem soit une « réalité symbolique » (Maimonide) ou « un savoir efficace et concret » (Rav Yeshayah ou Horowitz). La figure du Golem apparaissait déjà dans le Talmud, puisque y était écrit que les justes avaient le pouvoir de créer des mondes : le Golem fut en effet créé par des savants (‘hakhamim) et des justes (tzadiquim) qui utilisaient la science contenue dans « Le livre de la Création », le Sepher Yetzira pour « combiner les lettres d’un nom » (Rachi, Sanhédrin, 65b). Mais l’histoire du Golem, est racontée avec « une douloureuse ironie » (H.Atlan), car en cherchant à étendre notre contrôle sur le monde, nous pouvons diminuer ce contrôle, l’esclave –le Golem- peut devenir le maître de son créateur.
La quête de maîtrise par le savoir provoque donc chez l’homme un sentiment d’ambivalence car au moment où celui-ci découvre sa capacité à créer un être humain « artificiel », il réalise qu’il peut confondre la représentation et la présentation. Car comment savoir si l’on a bien compris les lois de la création du monde? A-t-on produit quelque chose permettant de rendre présent ce qui est absent, un homme, ou l’homme lui-même ? La seule possibilité de vérifier que son savoir permet  de créer un homme, consiste à expérimenter sa création, car comme on le sait, le critère de la vérité « scientifique » est empirique. Mais une fois cette création « sortie du créateur », qu’est-ce qui distinguera la créature de son créateur ? Le sujet de son objet ? L’objet n’est-il pas le produit de ce sujet et de lui seul, et lui appartient donc comme tout ce qui émane de lui ? A la limite, cette perte d’origine conduirait à l’élimination du sujet au profit de son objet, de l’œuvre, du Golem.
Le seul moyen de sortir de cette confusion est de recourir à la référence externe au sujet et à l’objet qui est celle de la temporalité : la créature n’a en effet pas la même temporalité que son créateur. Le temps du Golem, puisqu’il est totalement déterminé, est réversible, tandis que le temps de l’expérience est lui irréversible, car l’aléatoire est introduit dans le temps de l’expérience, un aléatoire qui fait échapper l’objet des mains du créateur et autorise la création humaine.
Au nom de cet aléatoire, doit donc être préservé dans le domaine de la procréation de l’aléatoire, cet aléatoire de la naissance que Henri Atlan nomme les « étincelles du hasard ». Les étincelles du hasard ne sont pas mauvaises par elle-mêmes, mais elles peuvent provoquer le « grand mélange » (erev rav). Leur histoire est racontée dans le Midrash, et dans le Zohar, et nous allons déduire leur fonction du Talmud, ‘Erouvim, 18b:
« Rabbi Yeremya ben Eleazare dit : «Toutes les années où le premier homme était rejeté [sous l’effet de la condamnation après la faute de l’arbre de la connaissance], il enfanta des esprits, des démons et des démones, comme il est dit (Genèse 5,3) : « Adam vécut [après son expulsion du jardin d’Eden] cent trente ans, puis il enfanta à sa ressemblance suivant son image ». De cela on apprend que jusque là [pendant ces cent trente ans], il n’avait pas enfanté à son image », ou qu’il avait enfanté des êtres, démons et esprits, qui n’étaient pas à son image » (Genèse Rabba 23,6 ; 24,6).
Ces gouttes expulsées hors d’Adam apparaissent comme des éléments de désordre, s’opposant à toute entreprise de mise en ordre, négation du sens dans la génération, c’est-à-dire dans l’histoire des hommes. Elles seront réincarnés dans la génération de l’esclavage d’Egypte, celle du déluge qui est le mal d’Adam,  également dans la génération de la dispersion de Babel dans laquelle les hommes sont appelés « fils de l’Adam » par allusion à ce qu’ils étaient des gouttes de hasard et donc masculin sans féminin. Mais elles peuvent autant mener au grand mélange qu’au peuple de Moïse, maître d’Israël, qui inculque la Torah, l’arbre de vie. Ces étincelles du hasard sont donc l’indéfini des possibles, qui ouvrent l’espérance et effrayent car elles représentent nos incertitudes.
La génération de la division et celle du déluge ont constituées deux tentatives de se détourner de ce hasard sidérant : la génération du déluge en y cédant complètement, puisque tout ce qui y arrive est purement contingent, sans signification, bien que produisant du vivant, mais un vivant qui ne peut être nommé.   La génération de la division cherche quant à elle à éradiquer le hasard en faisant un nom unique pour toute l’humanité, à pétrifier la langue en supprimant les singularités qui s’expriment dans la parole. Ces deux tentations de céder au hasard, soit en s’en faisant l’idolâtre dans l’indifférencié, soit en surdéterminant outre mesure les évènements, sont les deux possibles effets de l’arbre de la connaissance. Si l’action ordonnatrice de la connaissance doit donc accompagner l’action de l’homme pour « créer un monde », celle-ci ne doit pas consister à prescrire des lois nécessaires qui conduiraient à la répétition insensée, répétition infernale du même. En effet, sans imprévu, le temps perd sa dimension qualitative.
Mais les techniques de clonage reproductif, issues de l’arbre de la connaissance, entraîneraient-elles ainsi une perte du hasard, la création d’un nouveau Golem ?

c. Nimrod

Nous pouvons déduire des enseignements précédents que si la reproduction de l’homme au moyen d’une technique de clonage devait un jour avoir lieu, il faudrait que le sujet se dégage de l’objet qu’il a produit, regardant l’autre dans ce même, son hasard, et non la duplication de son « Humanité ».
Mais comme nous l’apprend l’épisode de Babel, la soif de gloire n’a aucune limite pour les Nimrod qui transmuent les désirs en idéologies funestes, cherchant, pour mieux asseoir son pouvoir, l’addition de mêmes. Dans le colloque donné cette année par l’Alliance intitulé « à l’image de D.ieu », Grégory Bénichou s’était insurgé contre Henri Atlan, en accusant en-lui les traits d’un technolâtre. Le portrait de Atlan que G.Bénichou nous avait donné, il l’avait lui-même dessiné car H.Atlan est loin de défendre envers et contre tout la maîtrise technicienne. Mais au-delà de cette regrettable erreur dans ce qui nous est apparu relever d’une désignation rhétorique d’un contradicteur, la communication de Bénichou constituait une courageuse admonestation envers certains rabbins et leurs arguments d’autorité, au nom à la fois de la justice et de la vérité scientifique : Grégory Bénichou a en effet fait valoir que certains rabbins s’étaient prononcés un peu hâtivement sur l’usage des techniques de clonage, notamment thérapeutique, sans prendre connaissance de toutes les techniques possibles pour réaliser les mêmes effets thérapeutiques. Ceci nous apprend qu’un rabbin ne peut s’improviser éthicien, tout comme j’ai pour ma part ici bien conscience de mes limitations personnelles. Il est en effet fort possible qu’on ne puisse délibérer sur la question du clonage reproductif et thérapeutique sans envisager les autres techniques biomédicales. Le problème que soulevait finalement Bénichou était celui de la segmentation des connaissances et des jeux de pouvoirs qui en résultaient. Il nous apparaît en tout cas impossible de concevoir l’éthique juive, comme un pouvoir symbolique, autre du pouvoir technicien que le sujet mettrait en balance lors de sa prise de décision : le pouvoir symbolique est dépendant de l’information provenant du second. L’éthique juive participe de l’idéologie.
Mais elle est néanmoins en opposition avec l’idéologie technolâtre, et nommons le nouveau Nimrod qui l’autorise : le libéralisme. En effet, les techniques de clonage reproductif pourraient conduire à la production en masse de l’homme, non pas par la promulgation de lois autorisant une administration à détenir à elle seule le pouvoir de reproduire l’humain, mais par la non limitation des désirs individuels et nobles d’avoir des enfants « « sains » », plus intelligents, plus beaux. Or pour cela, les individus devraient recourir aux techniques biomédicales, ce qui pourrait conduire à une standardisation du Bien biologique, les citoyens d’une démocratie libérale étant animés par « une passion pour l’égalité » dont Alexis de Tocqueville a décris les effets pervers : la tyrannie de la majorité et la vacance du pouvoir pouvant conduire à sa concentration en quelques mains. Or ces quelques mains pourraient s’appeler « laboratoires », qui comprenons-le bien, ne tireraient pas tant leur pouvoir du monopole de la force coercitive, mais de notre désir à vouloir une descendance parfaite. En couplant le génie génétique et le clonage reproductif,  la technique « biomédicale » permettrait l’avènement d’une humanité qui serait autre dans sa fabrication. Est-ce que cela est souhaitable, dangereux ou constitue un pas de plus vers l’avènement du monde futur ?


Conclusion

A cette question « faut-il oui ou non autoriser le clonage reproductif et thérapeutique ? », nous ne donnons donc aucune réponse, puisque tel n’était pas l’objectif de ce mémoire. Nous pouvons simplement reconnaître l’état de fait suivant : actuellement, les techniques de clonage pour reproduire l’homme peuvent produire des pathologies. Mais cette réponse venant de la biologie ne saurait nous convenir. il y a en effet antagonisme radical entre les présupposés de la morale et de la démarche de la biologie. L’homme ressortit aux valeurs et la biologie ne s’attache qu’aux faits. Il se veut sujet, et elle l’objective. Il se veut libre et elle le détermine. Que veut dire la personne lorsqu’on remonte par exemple du bébé et du fœtus à l’embryon ? C’est à cette question et à d’autres  que tente de répondre la bioéthique, qui relève radicalement du politique. Au terme de ce travail, nous espérons donc avoir initié le lecteur à la réflexion bioéthique.
Quant à moi, j’espère avoir approché la « dignité» de la personne humaine, terme invoqué par les détracteurs du clonage pour interdire la technique. Selon eux, la technique du clonage irait à l’encontre de la « dignité », mais peu nombreuses sont les personnes actuellement existantes capable de savoir ce que le terme « dignité » signifie, au juste. Nous n’escomptons pas ici donner de définition au terme, mais seulement lui donner un sens dans le monde qui est le nôtre, et qui est celui du judaïsme.
Dans le judaïsme, la dignité humaine (kevod ha-adam) résulte du fait que l’homme fut créé à l’image de D.ieu, (tselem elohim, Genèse 1 : 26-27) ; mais cette « image », ce « tcelem » de D.ieu n’est pas visible, c’est-à-dire que la vue ne permet pas de saisir l’homme dans son entièreté. L’homme renvoie par éclat l’infinité divine à l’autre, il ne saurait jamais être un miroir aveuglant de D.ieu dans sa totalité. L’homme n’est qu’une parcelle de la divinité, ce qui permet d’envisager la pluralité du « fils de l’homme » et leur singularité dans l’espace. Mais les hommes ne sont pas moins singuliers dans le temps et rien ne saurait être plus contraire à l’idée d’infinité que de faire d’un passé mythifié le dépositaire de la sagesse, cette sagesse qui serait alors réifiée et ferait de nous modernes de simples exécutant des règles.
Pour refuser les évolutions permises par les techniques biomédicales, certains invoquent la « sacralité de la vie », comme conséquence de la dignité, comme si la dignité était un moule qui ferait de l’homme une statue de pierre contenue dans la « sacralité de la vie ». Mais la « kedouchat ha-haïm », c’est-à-dire la sacralité de la vie, découle du fait que l’homme soit « tselem elohim », c’est-à-dire éclipse de la divinité. Le fait que la divinité se manifeste en lui par éclipse est une condition pour que le regard de l'homme soit préservé de la lumière aveuglante d’un astre fixe. A l’exemple d’une divinité qui ne nous apparaît comme un mirage, l’homme créateur saura cadrer les images… pour mieux s’en détacher. Et l’une de ces images est celle de la « dignité ».
Certains s’opposent au clonage pour que soit respecté, disent-ils, la « dignité » d’un enfant, car si cet enfant était conçu grâce au clonage reproductif, il aurait l’impression d’être déterminé par la technique ou par le souhait de ses parents : ainsi, il se sentirait privé de sa liberté. Le clone ne se percevrait plus alors que comme le fantôme de ceux qui auraient voulu sa naissance, fantôme de ceux qui l’auraient précédés.
Si la question que nous pose les techniques de clonage est celle de la possibilité d’une conscience libre pour le clone, c’est une fausse question, tant nous sommes tous dépossédés de notre origine, et c’est cette dépossession qui constitue notre inéluctable condition d’être créé, celle qui autorise la liberté. S’appesantir sur un état de non-être, d’un être d’avant d’être créé, empêche d’envisager l’exercice de la conscience morale : la conscience morale ne s’acquiert en effet qu’après avoir épousé notre fantôme, en sachant que ce bien aimé, on ne le connaîtra que par éclipse, dans la parole des autres.
Un jour, je compris la perte que cela impliquait d’être née ou créée, mais je ne devins pas libre: un enfant né grâce à une technique de clonage ferait lui aussi l’expérience du difficile accès à la liberté, qui passe par la conscience morale : et celle-ci, seule l’éducation peut le lui conférer. La question du clonage reproductif n’est donc pas celle de la capacité d’un enfant à s’accommoder de son origine, mais celle de la capacité des « parents » à se nommer : à s’éduquer. 

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