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AVERTISSEMENT

Amis lecteurs
Je ne fais ce Blog que pour vous faire decouvrir les tresors du Judaisme
Aussi malgre le soin que j'apporte pour mettre le nom de l'auteur et la reference des illustrations sur tous ces textes , il se pourrait que ce soit insuffisant
Je prie donc les auteurs de me le faire savoir et le cas echeant j'enleverais immediatement tous leurs textes
Mon but etant de les faire connaitre uniquement pour la gloire de leurs Auteurs

Le Salut des Nations


                                                 yehoshuart




                                Hors de la Synagogue, point de Salut ?


                                Rivon Krygier


                                adathshalom.org                                  



Hors de l’Église


Le judaïsme connaît-il une conception équivalente au fameux adage : « Hors de l’Église point de Salut »  ? Pour les besoins de la comparaison, il convient de présenter brièvement quelques repères scripturaires et historiques de la dogmatique catholique à propos du Salut des non-chrétiens. L’idée d’exclusion du salut prend racine scripturaire dans l’Évangile de Marc  :

Il leur dit : Allez par tout le monde, et prêchez la bonne nouvelle à toute la création. Celui qui croira et qui sera baptisé sera sauvé, mais celui qui ne croira pas sera condamné (Mc 16,15-16).

Il semble que le premier texte officiel de l'Église à faire mention de la doctrine soit le « Symbole Quicumque », attribué à Athanase (295-373) :

Quiconque veut être sauvé, doit avant tout tenir la foi catholique : celui qui ne la garde pas intègre et inviolée ira, sans aucun doute, à sa perte éternelle (Sdfc, p. 75).

En 1212, le concile du Latran IV établit la résolution suivante :

Il y a une seule Église universelle des fidèles, en dehors de laquelle absolument personne n'est sauvé

L’allégeance à l’Église, en plus de la foi au Christ et du baptême, devient une condition du Salut. Mais c’est au concile de Florence, en 1439, concile chargé d’une haute autorité magistérielle, que la virulence du dictum atteint son point culminant :

La très sainte Église romaine croit fermement, professe et prêche qu’aucun de ceux qui se trouvent en dehors de l’Église catholique, non seulement païens mais encore juifs ou hérétiques et schismatiques ne peuvent devenir participants à la vie éternelle, mais iront « dans le feu éternel qui est préparé pour le diable et ses anges » (Mt 25,41)

Si au cours de l’histoire, la menace d’exclusion du Salut a été davantage brandie par l’Église dans le but de réprouver et excommunier les divers « hérétiques » et schismatiques », que d’exclure les populations n’ayant pas connu l’évangélisation, elle a d’entrée de jeu visé explicitement les juifs pour avoir délibérément récusé la vocation salvifique du Christ et sa divinité. 5 Il aura fallu attendre 1949, soit exactement cinq siècles après le concile de Florence, pour qu’un pape, Pie XII, condamne l'acception rigide qui en était donnée jusqu’alors, notamment en réaction au Père jésuite L. Feeney de Nouvelle Angleterre qui l’avait déclarée irrévocable. Enfin, au concile de Vatican II  l’interprétation de la formule a été considérablement nuancée. C’est vrai en particulier pour le peuple juif, « ordonné au peuple de Dieu » (l’Église) et distingué en tant que « peuple très
aimé selon l’élection à cause de ses pères. » Le propos n’est pas toutefois sans laisser planer une certaine ambiguïté quant aux conditions explicites de l’obtention du Salut éternel. La thématique est reprise dans la dernière version très officielle du Catéchisme de l’Église catholique :

Cette affirmation (« Hors de l’Église ») ne vise pas ceux qui, sans qu’il y aille de leur faute,ignorent le Christ et son Église. […] L’Église a le devoir en même temps que le droit sacré d’évangéliser tous les hommes

Il ne nous appartient pas de définir ce que cette nouvelle économie du Salut entend désormais par « faute d’ignorance du Christ et de son Église ». Sûrement faut-il y voir une avancée sur la voie d’une plus grande tolérance. Mais il paraît clair que le rejet conscient et délibéré de la doctrine chrétienne tel que l’opèrent de nombreuses religions ou conceptions philosophiques ne peut manquer d’être encore interprété par certains ecclésiastes comme rédhibitoire. C’est, peut-on le craindre, le cas envers le judaïsme dont le déni persistant à
l’égard de la foi en Jésus est encore qualifié dans le même document d’« aveuglement » et d’« endurcissement ».  Et bien que ces postures soient entrevues comme un « mystère eschatologique », selon les plans de la Providence décrits par Paul dans l’Épître aux Romains, on voit mal comment il pourrait être considéré comme totalement innocent...
L’évangélisation nécessaire des juifs, comme d’ailleurs de tous les hommes, demeure un objectif plus ou moins avoué. De nombreux chrétiens comprennent que cette posture est ressentie comme impérieuse et dédaigneuse parce qu’elle met en cause le bien-fondé des autres spiritualités quelles qu’elles soient en tant que voies alternatives de Salut. Nous aurons sans doute encore dans les années à venir à débattre avec nos amis chrétiens de cette prétention égocentrée difficilement supportable. Au demeurant, il nous faut entendre au
travers de l’ambition missionnaire l’intention généreuse que constitue le souci d’apporter le Salut à toute l’humanité sans discrimination a priori, sur la base du verset d’une autre Épître :
« Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité »
(I Timothée 2,4). Sur ce point précis, c’est tout à l’honneur de l’Église de ne pas vouloir s’en départir.

Du devoir de convertir

Notre tâche consiste à transposer cette problématique pour l’appliquer au judaïsme autour de deux questions corollaires : Existe-t-il un droit ou un devoir de « judaïsation » envers les non-juifs ? Mais surtout, existe-t-il, pour le judaïsme, une possibilité de Salut en dehors de toute conversion à sa doctrine ? Si nous nous félicitons de la disposition chrétienne à corriger les excès d’un certain hégémonisme dans le but de promouvoir l’amitié et l’estime écrits avec la même détermination et la même disposition, le cas échéant, à récuser telle ou telle position discriminatoire.
Encore faut-il s’émanciper de certains poncifs. Ainsi est-il communément clamé que le judaïsme n’est, ni n’a jamais été, une religion prosélytiste mais qu’il reconnaît une forme de religiosité universelle apportant le Salut à qui applique ce qui a été défini dans le Talmud comme les « sept commandements de Noé. »

Cette assertion qui dans l’ensemble est fondée, mérite toutefois d’être réévaluée car le discours lénifiant et apologétique édulcore une bonne part de sa problématique.  On sait par exemple que le judaïsme a connu des périodes intenses et même prolongées de prosélytisme, même s’il ne convient pas de parler de missionnariat
systématique. Dans l’Empire romain des deux premiers siècles, nombreux sont ceux qui étaient devenus juifs ou s’étaient constitués en « craignant Dieu », c’est-à-dire qui, sans se convertir au judaïsme, avaient intériorisé un certain nombre de croyances et de rites de la Synagogue. L’effort de propagation du message juif semble s’être sensiblement estompé lorsque le christianisme s’est imposé en Occident. Tout se passe comme s’il y avait eu après de très fortes tensions dans la rivalité et le ressentiment qui opposèrent juifs et premiers
chrétiens, sinon un divorce en bonne et due forme, en tout cas une sorte d’entente tacite sur le partage des vocations : les juifs se renferment sur eux-mêmes, renvoyant l’universalisme aux temps messianiques ; les chrétiens se détachent du socle juif pour se vouer pleinement à la catéchèse des païens, renvoyant alors la conversion des juifs à l’eschatologie. La manière dont le judaïsme contemporain se positionne à l’égard de l’universel est pour une bonne part encore conditionnée par cette rupture et ce repli. Ceci vaut non seulement à l’examen de l’Histoire au sens large, mais aussi à celui de la Halakha, le droit juif, qui définit les conditions de ladite religion universelle et que nous allons tenter d’esquisser.
Maïmonide (1138-1204) est le principal sinon quasi unique décisionnaire qui se soit appliqué à définir systématiquement le statut de l’éthique religieuse universellement opérante du point de vue du judaïsme.  Il est si convaincu de la nécessité d’un tel code universel, à la fois pour le bon ordre social et pour le Salut des hommes, qu’il n’hésite pas à considérer comme un devoir impérieux d’y « convertir » de force – sous peine de mort – ceux qui lors d’une conquête, tomberaient sous l’autorité politique d’Israël :

Il ne convient pas de conclure la paix avec une ville étrangère tant que ses habitants ne renoncent à l’idolâtrie, ne détruisent toutes les idoles et n’acceptent les autres commandements de Noé. Faute de quoi, nous avons pour ordre de tuer tous ceux qui tombent sous notre autorité. Moïse a transmis la Tora et ses commandements au peuple d’Israël, ainsi qu’il est dit : « en héritage pour la communauté de Jacob » (Dt 33,4) mais aussi à toute personne d’entre les peuples qui souhaiterait se convertir au judaïsme, ainsi qu’il est dit : « pour l’étranger comme pour vous » (Nb 15,15). Mais celui qui ne le souhaite pas ne doit pas être contraint. Au demeurant, Moïse a reçu pour injonction personne qui s’y refuserait doit être mise à mort. Mais celui qui s’y soumet sera considéré comme guer tochav (étranger résidant de droit parmi les juifs en terre d’Israël) partout où il se trouvera (Hil. melakhim 8:9-10).

Indépendamment du problème que pose à la conscience moderne la violence de conversions forcées, il convient de relever ici une double attitude de principe définissant le devoir à l’égard de l’universel : l’engagement à la judéité ne peut en aucun cas être imposé –bien qu’il soit louable voire souhaitable – mais l’engagement à la moralité doit l’être. La « conversion » à la religion universelle est considérée ici non pas comme une incorporation dans les codes spécifiques du judaïsme mais comme le minimum d’humanité, de civisme acceptable.

Les sept commandements de Noé

En quoi consiste cette loi universelle ? Maïmonide reprend la tradition selon laquelle elle aurait été instaurée depuis Adam, le premier homme, et contenait six commandements : les interdictions d’idolâtrie, de blasphème, de meurtre, de débauche/adultère, de vol et le devoir d’instaurer des tribunaux.  Noé aurait reçu un septième commandement : l’interdit de consommer toute partie d’animal (sanguin) encore en vie, sur la base du verset de Gn 9,4.
Cette interdiction de cruauté envers les animaux vient contrebalancer l’autorisation nouvelle faite à l’humanité, à partir de Noé, de consommer de la chair animale. Pour le Talmud et la littérature apparentée , il est question plus généralement des « sept commandements (révélés) à Noé », valables pour toute l’humanité. Leur nombre et leur identification exacts ont fait l’objet de débats et de divergences, mais au bout du compte, ils ont été définis comme énoncés ci-dessus. La source la plus ancienne qui témoigne d’une telle ordonnance se trouve
dans l’ouvrage apocryphe, le Livre des Jubilés (7,20)  :

Durant le vingt-huitième jubilé, Noé se mit à édicter aux fils de ses fils les ordonnances, les commandements et tout ce qu’il connaissait comme loi. Il prescrivit à ses enfants d’accomplir la justice, de couvrir (pudiquement) leur chair, de bénir le Créateur, d’honorer père et mère, d’aimer chacun son prochain, de se prémunir de toute débauche, de l’impureté et de toute violence.

 Comme le montre ce texte, ces préceptes constituent une sorte de lex naturalis, éthique universelle à laquelle la conscience peut accéder sans qu’il ne soit nécessaire de s’appuyer sur une Révélation , le rôle de cette dernière se bornant à leur conférer un caractère d’impératif absolu. Les sept commandements noachides définis dans le Talmud ne sont pas rigoureusement identiques à ceux qui sont énoncés dans cette version, mais leur parenté est évidente. La littérature rabbinique confirme dès l’époque talmudique ce caractère de religion raisonnée, en jugeant de commandements identiques répercutés dans la Tora :

Vous accomplirez mes sentences : ce sont les paroles inscrites dans la Tora qui, si elles n’y avaient pas été inscrites, eussent mérité de l’être. Ce sont l’interdit du vol, de la débauche, de l’idolâtrie, du blasphème, du meurtre (Sifra, Aharé mot 9:13).

Pour les rabbins du Talmud, et leurs successeurs , il ne saurait y avoir d’opposition entre ces commandements de la Tora et ceux qui régissent l’éthique universelle. Celle-ci constitue le tronc commun de la religiosité. Les 613 commandements de la Tora révélés à Israël sont perçus comme une extension, le complément incombant à Israël des sept commandements universels, comme en témoigne le texte suivant :

Avant de recevoir la Tora au mont Sinaï, les enfants d’Israël reçurent dix commandements à la station Mara : les sept qu’avaient déjà reçus les fils de Noé auxquels furent ajoutés des règles juridiques, l’observance du Chabbat et le respect des parents (Sanhédrin 56b, cf. aussi Midrach Seder ôlam § 5, Yalkout Chimôni, Be-chalah 257).

Entre devoir et inclination

Concernant le mérite dans l’accomplissement de ces commandements, il est une toutefois une différence notoire entre Israël et les Nations. Selon un midrach talmudique célèbre (Avoda zara 2b-3a), l’endossement des sept commandements par les Nations est jugé globalement problématique :

Le Saint béni soit-Il demandera aux Nations (au Jugement de la fin des temps) : Et vous (qui accusez Israël de laxisme), avez-vous seulement observé les sept commandements de Noé ? — D’où sait-on qu’elles ne s’y soumettent pas ? – Rav Yossef le tire du verset (lu à un second degré) :
« Dieu Se lève, mesure ce qui se passe sur la terre ; Il observe et délie les Nations » (Habacuc 3,6).
— Que Dieu a-t-Il observé ? — Que les fils de Noé n’appliquaient pas les sept commandements, et de ce fait, Il les en a déliés. — Cela veut-il dire qu’ils en auraient été dispensés ? N’est-il pas aberrant de récompenser le contrevenant ?! — Mar, fils de Ravina, précise que plutôt qu’une dispense, on a voulu signifier que même s’ils appliquaient les sept commandements, ils n’en recevraient pas le gain (spirituel). — Mais, objecte-t-on, rabbi Méir n’enseigne-t-il pas que « même un non-juif qui étudie la Tora est comparable (en mérite) au grand-prêtre » ? […] — En effet, cette remarque doit conduire à nuancer le propos (de Mar) qui aurait plutôt voulu signifier que les Gentils ne recevront pas leur rétribution spirituelle en tant que personnes investies de devoirs, mais la recevront néanmoins en tant que personnes agissant de leur seule initiative, comme le laisse entendre le principe énoncé par rabbi Hanina :
Celui qui accomplit le bien, en le considérant comme devoir, est plus grand que celui qui accomplit le bien en raison de son jugement propre.

Selon ce texte, il existe bien un mérite digne de gratification pour les justes d’entre les Nations, quand bien même ils agissent de leur propre chef – c’est-à-dire sans se référer à un devoir qui leur aurait été révélé – mais cette récompense ne saurait être aussi élevée que celle d’Israël qui s’est engagé à observer les commandements de la Tora.

D’aucuns ont cru pouvoir établir à partir de cette distinction deux degrés de vertu sanctionnés par des termes précis : hassid pour celui qui agit par simple élan de générosité et tsadik pour celui qui agit dans la conscience du devoir. Les non-juifs ne pourraient prétendre qu’au premier, tandis que les juifs au second, voire à la combinaison des deux. Mais il importe de montrer que ce type de réduction sémantique n’est justifié ni sur un plan lexical, ni sur un plan doctrinal, car les sources demeurent contradictoires et le judaïsme ne connaît pas
de dogmatique unifiée, surtout en la matière.
Selon un enseignement rabbinique, il est possible pour un homme de s’élever au rang de « tsadik » (juste) sans être nécessairement juif et de la sorte, être aimé de Dieu, au même titre que les justes d’Israël (Nb rabba 8:2) :

Si un homme désire être tsadik, même s’il est non-juif, il le peut. […] Il compte au rang des « craignant Dieu » qui, non en raison de leur origine mais en raison de leur initiative, aiment le Saint béni soit-Il. C’est pourquoi le Saint béni soit-Il les aime.

Ici, aucun privilège n’est établi sur base de l’origine nationale ou communautaire. Ce texte souffre cependant d’une certaine ambiguïté : si les « craignant Dieu » sont bien, dans le contexte biblique cité, des non-juifs louant Dieu, la suite du midrach peut laisser penser que cela ne concerne que les non-juifs qui s’adjoignent à Israël, en qualité de gueré tsedek (convertis). Si c’est le cas, la qualité de tsadik ne serait acquise que par le biais d’une judaïsation. Mais un autre texte contredit une telle généralisation :

Comment interpréter le verset : « Que Tes prêtres revêtent des vêtements de justice ! »(Psaumes 132,9) ? ‘‘Tes prêtres’’ – ce sont les justes des peuples du monde (tsadiké oumot haôlam),parce qu'ils sont des prêtres pour Dieu dans ce monde-ci » (Yalkout Chimôni, II, 2, réf. 429 ;Otsar midrachim, éd. Eisenstein).

L’affirmation d’une rétribution impartiale, sans acception de la qualité de la personne, est également soutenue par un midrach :

Le Saint béni soit-Il a dit à Moïse : juif ou non-juif, homme ou femme, esclave, servante (ou non) point de partialité. Celui qui accomplit un précepte, la gratification l’accompagne
(Eliyahou rabba,éd. Ich-Chalom,§14).

Si l’on objectait, comme l’on fait certains, que le salaire en question ne concerne que le monde présent, il convient de se référer à la source tannaïtique (IIe s.) qui a fait l’objet des plus amples débats. R. Eliezer et R. Yehochouâ s’opposent sur le Salut des non-juifs. Le premier ne leur reconnaît pas une part dans le monde futur, le second oui :

Rabbi Eliezer dit : Les non-juifs n’auront pas part au monde futur, ainsi qu’il est dit : « Que les méchants soient éconduits dans le Cheol, tous les peuples oublieux de Dieu » (Ps 9,16). 
‘Que les méchants soient éconduits dans le Cheol’ – il s’agit des méchants d’Israël ; 
‘tous les peuples oublieux de Dieu’ – ce sont les peuples, tous considérés comme méchants. 
Mais Rabbi Yehochouâ lui a répondu : Si la formulation du verset avait été ‘Que les méchants soient éconduits dans le Cheol, tous les peuples’ et rien de plus, je me serais rangé à ton opinion. Mais puisque le verset précise ‘oublieux de Dieu’, j’en déduis qu’il y a des justes (tsadikim !) parmi les Nations qui ont part au monde futur [ceux qui ne sont pas oublieux de Dieu] (Tossefta, Sanhédrin 13:2 ; Sanhédrin 105a).

Maïmonide (Hil. techouva 3:5) a tranché le débat en donnant raison à Rabbi Yehochouâ, et a été suivi en cela par le plus grand nombre, de sorte qu’il est désormais reconnu pour ainsi dire unanimement que le Salut est, de principe, accessible à tout homme sans qu’il doive se convertir au judaïsme.  Cette assertion doit toutefois être nuancée. Pour le comprendre, il convient d’examiner ce qui doit être considéré comme la source qui aura influencé Maïmonide sur la question, à savoir la Michnat Rabbi Eliezer (VIIIe siècle)  :

La différence entre les hassidé Israël (justes d’Israël) et les hassidé oumot ha-ôlam 20 (justes des Nations) réside dans le fait que les premiers ne sont reconnus comme tels que lorsqu’ils accomplissent la Tora tout entière, tandis que les seconds le sont dès qu’ils accomplissent les sept commandements de Noé, dans leurs diverses applications. Ceci est dit à condition qu’ils reconnaissent que cette obligation leur vient de Noé sur fond de la Révélation divine. Si tel est le cas, ils ont part au monde futur comme Israël, et ce, même s’ils n’appliquent pas certaines règles telles que l’observance du Chabbat ou des fêtes, puisqu’ils n’en ont pas reçu l’injonction. Si toutefois ils appliquent les sept commandements en se fondant seulement sur les recommandations d’un individu, sur leur propre analyse ou sur ce qu’ils jugent raisonnable ou encore, s’ils associent le nom d’une idole à leur culte quand bien même ils appliqueraient la Tora tout entière, ils ne recevraient la rétribution de leurs oeuvres que dans le monde présent.

De ce texte, il ressort que la récompense future promise aux justes des Nations est équivalente à celle des justes d’Israël. Mieux, ils en bénéficient si l’on peut dire à moindres frais puisque les juifs ont à remplir un surcroît d’obligations pour atteindre au même résultat.
D’un autre côté, les conditions édictées limitent cette justification du Salut dans le cadre d’une reconnaissance explicite de la révélation faite à Noé comme fondement de leur éthique.
Hors de cette reconnaissance, point de Salut... si ce n’est une certaine rétribution dans ce monde-ci. Se dessine ici un schéma inversé de celui qui a été évoqué plus haut dans le Talmud (Avoda zara 2b-3a) pour lequel il existe un salaire pour les justes d’entre les Nations qui agissent pour le bien sans pour autant se référer à un devoir qui leur aurait été révélé, bien que ce salaire ne puisse être aussi élevé que celui d’Israël observant les commandements de la Tora.
Notons d’ores et déjà qu’avec une bonne maîtrise de l’herméneutique rabbinique, il est de bon aloi de préférer une opinion talmudique à tout autre texte plus tardif qui ne jouit pas de la même autorité ; tout comme il est possible d’harmoniser les points de vue en considérant que le (salaire) mérite des non-juifs serait identique à celui des (justes) juifs s’ils accomplissent le bien par la conscience du devoir qui leur a été révélé, et un mérite moindre si c’est seulement un choix forgé par leur propre subjectivité. En tout état de cause, dans le dernier texte, une nuance nouvelle est apportée qui ne peut manquer de heurter la conscience moderne. Dire qu’accomplir spontanément les exigences de la lex naturalis ne peut conduire qu’à une félicité limitée au monde présent, n’est-ce pas exclure du Salut l’écrasante majorité de l’Humanité ? N’y a-t-il pas ici la même attitude présomptueuse que celle qui clame que « Hors de l’Église, point de Salut », lorsque se trouve posée comme condition nécessaire la référence à l’autorité biblique pour garantir l’accomplissement spirituel ? Spinoza s’est élevé contre ce positionnement qu’il attribue à la misanthropie juive. 21 Il l’avait rencontré chez Maïmonide :


Toute personne qui accepte l’autorité des sept commandements (de Noé) et s’applique à les observer doit être considérée comme faisant partie des hassidé oumot ha-ôlam (justes des Nations) ayant part au monde futur. À condition toutefois qu’elle les accepte et les applique en considérant que Dieu les lui a ordonnés dans la Tora exposée par Moïse, à savoir tel que cela a été commandé aux enfants de Noé. Mais si la personne accomplit ces actes en vertu de son seul jugement, elle ne peut être considérée comme guer tochav, ni comme faisant partie des hassidé oumot ha-ôlam, ni même [version yéménite considérée comme authentique : mais seulement]  comme au rang des Sages des Nations (Hil. melakhim 8:11).

Ce fut sans aucun doute un des grands apports de la modernité annoncée par la Aufklärung que cette possibilité de concevoir des valeurs inhérentes à l’esprit humain, susceptibles d’être respectées sans l’aiguillon de la religion, voire mieux respectées encore. Il a été montré plus haut que les sources talmudiques traduisaient déjà la conscience d’une loi morale « naturelle »  non indexée à la croyance en la Révélation. Pourquoi l’a-t-on alors jugée ultérieurement insuffisante ? Sans doute, parce que l’on ne faisait pas confiance à la seule raison pour assurer le fondement absolu des valeurs. Sans doute, parce qu’aux yeux des rabbins médiévaux, seul le fondement transcendant de la morale assuré par la Révélation biblique du Dieu unique pouvait servir de socle solide à l’édification et à l’unification du genre humain. Sans doute enfin, parce que seule la référence aux commandements de Noé édictés dans la Tora permettait l’articulation nécessaire avec la vocation universaliste d’Israël en tant que « nation sainte et royaume de prêtres » (Ex 19,6).

Du Salut des Nations

À la lumière de ces considérations, il est plus aisé de cerner les points de vue respectifs qui sous-tendent les deux tendances contradictoires qui se sont développées dans la conception rabbinique du Salut des non-juifs. Cette tension s’explique par le fait que la question n’a pas été tranchée par une autorité unanimement reconnue : les uns continuant à voir dans les non juifs un vaste ensemble de personnes qui n’ont pas voulu faire allégeance aux sept commandements noachides et n’ont pas reconnu l’autorité de la Tora, en conséquence de quoi ils ne peuvent prétendre au Salut, à l’exception de rares individus, justes parmi les Nations ; les autres considérant au contraire que les non-juifs décrits dans la littérature rabbinique ancienne étaient pour l’essentiel des païens moralement dévoyés mais qu’un tel jugement ne pouvait être appliqué aux civilisations contemporaines qui les entouraient.
Pour illustrer ces deux points de vue, voici quelques exemples significatifs glanés dans une vaste littérature. Dans le premier groupe, il convient d’inclure un passage de la prière du matin qui apparaît dans les rites sefard et sépharade (mais non dans le rite achkénaze) :

La condition de l'homme est-elle plus enviable que celle de l'animal alors que tout n'est que vanité fugitive ? Seule la nechama (âme attachée à Israël) est pure et sera appelée un jour à rendre des comptes devant Ton trône de gloire. Tandis que toutes les Nations sont comme rien devant Toi, ainsi qu’il est dit : « Les Nations sont à Ses yeux comme une goutte tombant du seau, comme un grain de poussière dans la balance. Les îles seront enlevées comme on prélève de la poussière »(Isaïe 40,15). Cependant, nous sommes Ton peuple…

L’absence de cette strophe dans les livres de prières d’avant le XVe siècle donne à penser qu’il s’agirait d’une interpolation post-médiévale. Mais l’idée elle-même, le dénigrement de toute valeur spirituelle aux Nations, est ancienne . Elle est ensuite répercutée jusqu’à des auteurs tardifs. Ainsi peut-on lire dans un midrach virulent de l’Alphabet (Otiot) de-rabbi Akiba (VIIe-IXe s.) :

D’où apprend-on que le prince de la Géhenne réclame chaque jour que lui soit livré son lot de nourriture pour apaiser son appétit ? Du verset : « Ainsi le Cheol élargira son antre, ouvrira la  gueule sans réserve et s’y engouffreront tout cet éclat, cette richesse et cette foule bruyante et joyeuse » (Isaïe 5,14). — Que signifie « sans réserve » ? — Il s’agit des Nations du monde pour lesquelles la Géhenne ouvre une gueule béante parce qu’elles ont refusé la Tora et n’en ont pas accompli les commandements en ce monde, ainsi qu’il est dit : « toutes les Nations sont comme rien devant Toi » (Isaïe 40,17), c’est pourquoi elles seront livrées au feu de l’enfer qui les dévorera en une bouchée, ainsi qu’il est écrit : « Que les méchants soient éconduits dans le Cheol, tous les peuples oublieux de Dieu » (Ps 9,16) (dans : Otsar midrachim, éd. Eisenstein, p. 407).

À l’opposé de ce qu’en a dit explicitement la Michnat rabbi Eliezer, il est reproché ici aux Nations d’avoir rejeté la Tora et de ne pas en observer les commandements. L’accusation se fonde sur un midrach (Avoda zara 2b) pour lequel Dieu aurait proposé la Tora aux Nations mais celles-ci l’auraient refusée . Ou encore, sur un autre passage talmudique évoquant le fait que la Tora fût mise à la disposition des Nations – puisqu’elle avait été inscrite sur des stèles situées en bordure de la terre d’Israël (cf. Dt 27,8 ; Josué 4,9) – mais elles n’en tirèrent pas parti :

Rabbi Yehouda enseigne que les Nations ont délégué des scribes qui ont gratté l’enduit de chaux et décalqué les paroles de la Tora qui était gravées sur la pierre (sous l’enduit), c’est pourquoi leur condamnation a été de les plonger dans l’abîme de l’enfer, car (puisqu’elles ont pris la peine de  s’enquérir du contenu de la Tora,) elles auraient dû l’étudier mais ne l’ont pas fait. Selon Rabbi Chimôn, c’est sur l’enduit de chaux lui-même que les paroles étaient inscrites et il y était ajouté au bas (en exergue) : « afin qu’ils ne vous apprennent pas à imiter toutes les abominations commises par eux en l’honneur de leurs dieux, et à vous rendre ainsi coupables envers l’Éternel votre Dieu » (Dt 20,18). De là, dit-il, on apprend que si les Nations se repentent, elles seront acceptées. Rava bar Chila a demandé : Sur quelle source Rabbi Chimôn fonde-t-il son propos ? — Sur le verset : « Les peuples seront de la chaux en combustion » (Is 33,12), d’où il tire que leur sort sera conséquent à l’usage qui aura été fait de la chaux. Et Rabbi Yehouda ? Il déduit de ce verset qu’il en ira comme pour la chaux, à savoir : de même que la chaux ne peut être réparée tant qu’elle n’est pas brûlée, de même les Nations n’ont d’autre réparation que le feu [de l’enfer] (Sota 35b. Voir Tossefta, Sota 8:6-7).

La damnation en enfer prononcée ici, et entérinée par l’Alphabet de-rabbi Akiba, semble d’autant plus outrancière que la suite du midrach évoqué plus haut (Avoda zara 2b) reconnaît qu’un certain mérite vaut pour Salut dans l’accomplissement des commandements de Noé, et que par ailleurs, l’étude de la Tora aura été finalement interdite dans le Talmud aux nonjuifs !  Comment dès lors leur en tenir rigueur ? Le rédacteur de l’Alphabet de-rabbi Akiba semble avoir adopté le point de vue extrémiste de Rabbi Eliezer dans la Tossefta (cf. supra), et de rabbi Yehouda dans le présent passage talmudique, et rejeté catégoriquement les
opposés. Ou alors souscrit-il à la thèse non moins vraiment radicale selon laquelle seuls des individus d’exception s’arrachant par leur droiture au lot des Nations, peuvent échapper à la perdition tandis que la majorité, massa damnata, y courent irrémédiablement . C’est en tout état de cause cette idée qui ressort d’un certain nombre de textes ultérieurs tels que celui du rabbin philosophe, philosophe, Isaac Arama (1420-1494) :
« Toutes les Nations sont comme rien devant Toi » (Isaïe 40,17) ; « Les Nations sont à Ses yeux comme une goutte tombant du seau, comme un grain de poussière dans la balance » (Isaïe 40,15). – Métaphore :] Comme la goutte isolée tombant du seau replonge dans le puits au moment du puisement, tandis que les eaux recueillies serviront à diverses tâches telles qu’abreuver les bêtes, fabriquer du ciment ou accomplir tout autre ouvrage mais jamais ne retourneront à leur source, ainsi en va-t-il des personnes intègres d’entre les Nations qui auront droit à la vie éternelle. En effet, ces âmes qui retournent à l’endroit d’où elles ont été extraites sont en nombre infime, pour ainsi dire négligeable, tout comme l’est la goutte échappée du seau qui regagne les eaux abondantes conservées dans le puits. Tandis que celles qui vouées à la consommation courent à leur perte sont en très grand nombre (Akédat Itshak, 6° portique, ve-âléhem néémar).

Dans certaines sources d’inspiration cabalistique, de telles appréciations se trouvent encore accentuées en ce qu’elles font apparaître une discrimination jusque dans les béatitudes, distinction pourtant absente des sources talmudiques.  Ainsi peut-on lire sous la plume du rabbin Moïse Haïm Louzzato (1707-1747) :

Dans le monde futur, il n’y aura pas d’autre nation qu’Israël ! Quant aux âmes (méritantes) des hassidé oumot ha-ôlam, elles accéderont à une réalité auxiliaire, annexe à celles d’Israël. Elles leur seront seulement adjointes comme peut l’être un vêtement pour l’homme. De la sorte, elles bénéficieront de ce qu’elles sont susceptibles de capter de la source du bien. Mais il n’est pas dans leur nature d’accéder à davantage que cela (Derekh ha-Chem 2:4).

Du Salut d’Israël

La discrimination joue également dans les conditions d’accès au monde futur promis aux juifs, ceux-ci bénéficiant d’un avantage certain, non toutefois sans soulever des réserves visant à en atténuer la portée. La source du débat n’est autre que la michna qui en pose le principe :

Tout Israël a part au monde à venir, comme il est dit : « Et Ton peuple, tous des justes, héritera pour toujours du pays, surgeon de Ma plantation, oeuvre de Mes mains, pour la glorification »(Isaïe 60,21). Mais voici ceux qui n’auront pas part au monde à venir : celui qui affirme que la croyance en la résurrection des morts n’a pas son fondement dans la Tora ou que la Tora n’est pas d’origine céleste (révélée), ou l’hérétique, etc. (Sanhédrin 10:1).

Ce texte a été interprété par Maïmonide comme indiquant que tout juif aura part au monde futur, y compris ceux dont pourtant les péchés dépassent les mérites, à l’exclusion toutefois de ceux qui ont ébranlé les fondements mêmes de la foi ou de l’éthique juive, et ne s’en sont pas repentis  :

Tous ceux dont les crimes dépassent les bienfaits seront jugés selon leurs fautes mais auront part au monde à venir, et ce, malgré le fait qu’ils aient péché, ainsi qu’il est dit : Tout Israël a part au monde à venir, selon le verset : « Et Ton peuple, tous des justes, héritera pour toujours du pays. »
Le pays en question n’est autre que le monde à venir, et ainsi en sera-t-il des hassidé oumot haôlam
[qui ont respecté les sept commandements] qui ont également part au monde futur (Hil.techouva 3:5).

Si ce paragraphe associe clairement les hassidé oumot ha-ôlam au Salut, l’ensemble des non-juifs ne jouit pas de la même immunité relative qu’Israël.  Pour le midrach de l’Alphabet de-rabbi Akiba , les juifs qui doivent descendre en enfer pour expier leurs fautes, échappent aux flammes et finiront par en être délivrés, contrairement aux Gentils :

Quant aux enfants d’Israël, ils se féliciteront de la Tora lorsqu’ils la verront se tenir devant le Saint béni soit-Il et L’implorer pour le sort de ceux d’Israël descendus en enfer, afin qu’ils en réchappent.
Dieu en effet lui répondra : Ma fille, tes bien-aimés ont certes été jetés dans la Géhenne, mais celle ci n’a pas prise sur eux car ils y étudient la Tora jour et nuit (pour expier).

L’opinion que les pêcheurs d’Israël finissent par échapper au feu de l’enfer du fait de leur attache aux commandements de la Tora est déjà talmudique (cf. Haguiga 27a). C’est donc le fait de disposer au départ d’un crédit, celui d’être étroitement attaché à la Tora, selon le midrach, ou de souscrire à tout le moins aux croyances et pratiques fondamentales de la communauté d’Israël, selon Maïmonide  , qui octroie ce « sauf-conduit » pour le monde à venir. Mais l’idée qu’Israël bénéficierait d’un certain privilège pour ainsi dire inné n’a pas été sans générer un certain malaise. C’est pourquoi certains maîtres ont particulièrement insisté sur le fait que l’identité d’Israël devait être confirmée existentiellement, soit spirituellement et moralement, pour justifier le Salut. Ainsi, pour Isaac Arama, il faut mériter le titre de juste pour prétendre à l’immortalité de l’âme et le seul réel avantage d’appartenir à Israël consiste dans le fait que le patrimoine des valeurs béatifiques lui soit immédiatement accessible par l’entremise de la Tora :

À propos de cette affirmation de nos Sages, à savoir que « tout Israël a part au monde futur », il convient d’en préciser la teneur. Car s’il s’agissait de prétendre que toute personne juive, qu’elle compte au rang des sages ou au contraire des méchants ou des sots, méritait le Salut, il y aurait là une profonde iniquité tant des uns envers les autres qu’à l’égard des autres Nations. C’eût été affubler Dieu d’un népotisme indigne en accréditant Israël du seul fait qu’il soit prétendument Son serviteur, de sorte que bons et méchants connaîtraient un même sort, qu’à Dieu ne plaise. Et si l’intention était de dire que toute personne répondant du nom d’Israël est promise immanquablement à devenir juste et mériterait en conséquence sa part au monde futur, l’examen de la réalité le dément puisque, parmi les juifs, se trouvent des renégats de toute catégorie. De fait, les Sages ont coupé court à de telles assertions en recensant dans la suite de la même michna ceux d’entre les juifs qui ne méritaient pas d’avoir part au monde à venir. Tout cela indique que le véritable apport de l’affirmation [selon laquelle tout Israël a part au monde futur] consiste en ce que ne porte dignement le nom d’Israël que celui qui se comporte en juste, comme s’il s’agissait là de vocables équivalents indiquant que tout juif est effectivement un juste si tant est qu’il observe correctement les prescriptions de la Tora. C’est dire au fond que toute personne authentiquement juste incarne l’identité d’Israël de sorte que les termes de « Israël » ou de « méritant [le Salut éternel] » sont interchangeables : Tout individu d’Israël est méritant, et tout individu méritant est d’Israël. […] Quant à ceux qui n’auront pas voulu obéir aux injonctions de la Tora et n’en auront
pas tiré le parti de corriger leur nature et leur tempérament, ils n’ont d’Israël que le nom ! En énonçant que « tout Israël a part au monde futur », les Sages ont désigné les juifs qui ont grandi dans la rectitude indiquée. N’est juif que celui qui agit en juif, et tel était l’intention du prophète lorsqu’il a dit « Et Ton peuple, tous des justes, héritera pour toujours du pays, surgeon de Ma plantation, oeuvre de Mes mains, pour la glorification » (Isaïe 60,21). Ils avaient en vue ceux qui incarnent cette entité dans la mesure où ceux qui y sont inclus le sont au titre de justes. […]
L’intérêt [de cette promesse] est pour la masse de l’assemblée d’Israël qui n’est pas capable d’investigation par elle-même mais qui peut se prévaloir de son patrimoine – héritage qui ne peut lui être contesté – en le mettant à profit. Il est en effet plus aisé et abordable de se perfectionner en suivant cette voie toute tracée que d’y accéder au prix d’une démarche intellectuelle et spirituelle longue et fastidieuse […] Avec la Tora, la sagesse est à la portée d’Israël, comme sur une table dressée […] Quant aux termes du verset cité « surgeon de Ma plantation, oeuvre de Mes mains, pour la glorification » (Is 60,21), ils ont une signification suspensive car ils ne concernent que ceux qui portent dignement le nom d’Israël, et non ceux qui ne se font pas « glorification » et ne peuvent de ce fait être considérés comme « surgeon de Sa plantation » procédant de Ses racines (Sefer Akédat Itshak, éd. de Jérusalem, 1961, 60° portique, ou-mi-tâam z’ot).

Musulmans et chrétiens face à l’idolâtrie

Il convient à présent d’évoquer la pensée des tenants du second groupe pour lesquels un jugement beaucoup plus circonspect sur la moralité et la spiritualité des Nations s’imposait.
De nombreux textes concernant la conduite dévoyée des non-juifs – et la conduite conséquente qu’il fallait adopter à leur égard – furent très tôt mis en perspective dans la mesure où des rabbins se mirent à statuer que les contemporains ne pouvaient davantage être considérés comme de vulgaires idolâtres. C’est à Rabbi Yohanan (Palestine, IIe s.) que le Talmud attribue l’opinion selon laquelle :

Les non-juifs qui habitent en dehors de la Terre d’Israël ne doivent pas être considérés comme pratiquant l’idolâtrie car ils ne font qu’en reproduire les rites par simple atavisme (Houlin 13b).

Maïmonide, au XIIe siècle, exprime une opinion bien plus positive à propos des musulmans, à tout le moins concernant leur croyance, et a été en cela suivi par la majorité des décisionnaires :

Les ismaélites ne pratiquent en aucune façon l’idolâtrie. Celle-ci est depuis longtemps éradiquée de leurs bouches et de leurs coeurs et ils se font une conception de l’unité de Dieu, loué soit-Il,absolument conforme, sans le moindre défaut (Épître à Ovadia le converti, Responsa de Maïmonide, éd. Fryman).

En revanche, s’agissant du christianisme, Maïmonide l’assimile catégoriquement à de l’idolâtrie. Il écrit dans son Commentaire de la Michna :

Et sache que ces chrétiens qui revendiquent la messianité [de Jésus], quelle que soit leur école, sont tous des idolâtres. Il est interdit de commercer avec eux le dimanche, comme la règle talmudique y enjoint à propos des jours de fête des idolâtres (Avoda zara 1:1-3).

Le rabbin Touvia Friedman  (1908-1992) indique toutefois à ce propos :

Si certains décisionnaires ont suivi Maïmonide dans son jugement radicalement négatif sur le christianisme, ce ne fut pas le cas d’un très grand nombre qui ont eu une influence décisive sur le devenir de la Halakha (droit juif). Dès le moyen âge, furent mises en exergue les deux considérations suivantes : le fait que les cultes idolâtres, au sens propre, avaient disparu depuis longtemps en Europe et que certains actes, ou absence d’actes, manifestes chez les non-juifs contemporains les distinguaient nettement des idolâtres d’antan. Les Tossafistes (école française et allemande du XIIe-XIIIe s.) ont été parmi les premiers à opérer cette mise en perspective du Talmud.
Ainsi Rabénou Tam est cité à propos de l'interdit de mentionner des noms d'idoles que les Sages ont tiré du verset « Ne mentionnez jamais le nom de divinités étrangères, qu'on ne l'entende point dans votre bouche » (Ex 23,13) — « Selon un commentaire de Rabénou Tam, à notre époque, tous (les non-juifs) prêtent serment sur leurs Saints sans pour autant les diviniser ; et si faisant, ils évoquent le nom de Dieu, en se référant à un autre (celui de Jésus), ce n'est toutefois pas un nom d'idole et, au demeurant, leur intention est de s'adresser au Créateur du ciel et de la terre. Et même si le nom de Dieu se trouve associé à un autre, ils ne peuvent être considérés comme imputables d’une telle interdiction , en conséquence de quoi, il n’y a pas lieu de dire que nous provoquons [en suscitant leur serment] la transgression ‘‘Et devant l'aveugle ne dresse point d’obstacle’’. En effet, les Noachides n'ont pas reçu d'injonction sur ce point. »  Sur la même question, R. Tsvi
Hayot (XIXe s.) écrit : « Les chrétiens croient à l'existence de Dieu et même si cette foi est sous forme ‘‘associative’’, il ne fait aucun doute qu’ils acceptent les sept commandements de Noé et ont donc un statut similaire à celui du guer tochav en tout point, même à notre époque » (Tif’èrèt Israël, 21:3).

La révolution conceptuelle la plus radicale en la matière fut sans aucun doute celle du grand commentateur français du Talmud, R. Menahem Ha-Meïri (Provence, XIIIe s.). Il forgea une catégorie nouvelle et systématique pour désigner les non-juifs dont il était contemporain,en leur conférant un statut religieux éminemment positif : il les dénomma « oumot haguedourot be-darké ha-dat : Nations dotées d’un code religieux de conduite » :

Il ressort que même pour les idolâtres qui ne sont pas respectueux des lois éthiques de la religion, il est interdit de pratiquer le vol [...], de ne pas s’acquitter des dettes contractées envers eux [...].
Toutefois, en cas d’erreur de calcul dans une transaction ou d’un objet perdu, la loi n’exige pas la restitution à un idolâtre (quoique, si la chose est connue, il faille restituer la valeur perdue pour éviter toute profanation du nom de Dieu). Mais concernant les gens des Nations dotées d’un code religieux de conduite qui servent Dieu en quelque façon [comme les musulmans ou les chrétiens] – bien que leur foi puisse être jugée comme éloignée de la nôtre – ils ne tombent pas sous ce statut [d’idolâtres], c’est pourquoi, il y a lieu de les considérer au même plan que des israélites, sans restriction, pour toutes ces questions considérées, qu’il s’agisse du devoir de restituer un objet perdu ou de rendre le solde en cas d’erreur dans le paiement.  Il en va ainsi pour toutes les autres questions : le devoir [moral] doit s’appliquer indifféremment [au gens de ces Nations comme aux juifs] (Beit ha-behira, Baba kama 113b).

Notons que nous sommes très exactement ici dans la figure complémentaire de celle évoquée plus haut dans la bouche d’Isaac Arama, selon laquelle « ne porte dignement le nom d’Israël que celui qui se comporte en juste ». Ha-Meïri dit pour sa part que les non-juifs se comportant en justes doivent être « considérés au même plan que des israélites ». Ce qui revient à souligner que ce qui est déterminant au regard du Salut, c’est le comportement et non l’identité. D’importants rabbins espagnols médiévaux abondèrent dans le sens de ce
désenclavement, se refusant à considérer les chrétiens comme idolâtres.  Il n’est pas jusqu’au Choulhan âroukh de Rabbi Yossef Caro (XVIe s.) qui ne reflète ce principe :

Certains ont dit que tous ces interdits (portant sur le négoce) ne concernent que cette époque-là et non notre époque, puisqu’ils ne sont pas idolâtres ; c’est pourquoi, il est permis de commercer avec eux le jour de leurs fêtes, de leur prêter de l'argent et de se livrer à tout ce genre d'activités (Yoré déâ, réf. 148:12).

Par la suite, nombreux encore ont été les décisionnaires  qui jusqu’à l’époque moderne ont suivi cette voie, de sorte qu’il est désormais largement admis que musulmans et chrétiens reconnaissent au moins indirectement l’autorité des sept commandements de Noé et comptent en conséquence au rang de « justes des Nations » ayant droit à la vie éternelle, si tant est qu’ils les observent effectivement.

En dehors de la religion, point de Salut ?

Néanmoins, à notre sens, cette situation ne saurait être jugée satisfaisante car elle subordonne encore le Salut à la croyance en la Révélation de la Tora. En effet, nombreux de nos contemporains se déclarent simplement théistes, agnostiques voire athées, mais se comportent au demeurant en justes sur le plan éthique. Seraient-ils tous voués à la perdition ?
Moïse Mendelssohn, en son temps, dans un échange épistolaire avec le rabbin Jacob Emden,s’était indigné d’une telle perspective :

Les habitants de la terre, du soleil levant au soleil couchant, à notre seule exception, descendraient ils aux abîmes devenant objet d’horreur pour tout être vivant au seul prétexte qu’ils ne croient pas à la Tora, alors qu’elle n’a été donnée qu’à la seule tribu de Jacob ?! [Suite dans la version hébraïque de Kats] (Jubilé éd. Des Schriften de Mendelssohn, XVI).

À la lumière de la présente étude, il semble que divers facteurs méritent d’être pris en compte par les autorités du judaïsme actuel, tous susceptibles d’élargir les « portes du Salut » et donc de renforcer son universalisme. Pour commencer, il convient de noter que le respect salvifique des commandements de Noé tel qu’il a été requis dans le Talmud n’oblige guère à une quelconque croyance en la Révélation, ni même en Dieu. Pas plus que l’adhésion à la Révélation – faite à Noé ou à Moïse – ne constitue la condition de validité de cette
observance, comme le pose ultérieurement la Michnat rabbi Eliezer et par suite, Maïmonide. Il est vrai que les interdits d’idolâtrie et de blasphème sous-tendent un engagement d’ordre métaphysique, mais il s’agit surtout de se départir de certaines conduites jugées outrancières.
Il appert que ce sont les conséquences éthiques liées à l’idolâtrie plus que l’idolâtrie ellemême comme simple phénomène cultuel qui ont fait l’objet essentiel de la réprobation rabbinique. La preuve en est que, dans le Talmud, sont mentionnés des individus non-juifs qui ont gagné leur part au monde futur par un acte de bravoure contre l’ignominie, sans avoir accompli aucun acte d’allégeance religieuse ou de profession de foi.  Citons également un midrach attribué à la sagesse de Rabbi Eliezer, le Pirké de-rabbi Eliezer (datation : IXe s.) dans lequel le père de toute l’humanité, Adam, déclare :

« Il est bon de rendre grâce à l’Éternel » (Ps 92,2). — Le premier homme dit : Que toutes les générations futures apprennent de moi que quiconque reconnaîtra ses fautes et les abandonnera, sera sauvé du verdict de la Géhenne, ainsi qu’il est dit : « Il est bon de rendre grâce/reconnaître » (ibid.) « et d’annoncer ta bonté au matin » (Ps 92,2). — Adam dit : ce verset concerne tous ceux qui iront dans le monde à venir, qui ressemble au matin (PRE 18).

Enfin, signalons encore qu’hormis quelques exceptions telles que Maïmonide, les sources rabbiniques montrent clairement que la persistance des pratiques idolâtres a été regardée comme simple atavisme, et que l’association d’un parèdre (divinité secondaire) n’a pas été considérée comme une remise en cause foncière du monothéisme – à tout le moins pour ce qui est requis de la part des non-juifs – dans la mesure où la religion constituait un vecteur de moralité. Cela est particulièrement prégnant dans la définition que donne Ha-Méiri des entités chrétiennes et musulmanes comme « Nations dotées d’un code religieux de conduite » par
opposition aux « Nations idolâtres d’antan souillées par leurs forfaits et corrompues par leur concupiscence » (Beit ha-behira, A. z. 22a).

À cela faut-il enfin ajouter que depuis les prophètes bibliques, la foi d’Israël elle-même est jugée en bonne part à l’aune de la conduite morale ; celle-ci est même considérée comme condition préalable et nécessaire à toute pratique cultuelle . Le judaïsme rabbinique contemporain peut continuer à penser que le monothéisme – et même le monothéisme pur tel qu’il est professé à travers la Révélation d’Israël – constitue le meilleur fondement métaphysique susceptible de promouvoir la fraternité humaine. Mais il aurait grand tort de
méconnaître les formes séculières que peut prendre la religiosité moderne. Ce n’est pas le lieu ici de s’en expliquer longuement mais il apparaît clairement à qui veut bien l’entendre que certains individus n’ayant guère bon gré mal gré d’intuition ou de perception de l’existence de Dieu, se comportent néanmoins dans leur existence en soumettant leur conscience, ses finalités et ses aspirations, à une exigence morale qu’ils jugent incontournable, parfois même au péril de leur vie. Tout cela pour dire que les soubassements métaphysiques de la conduite peuvent être flous voire obscurs pour des personnes en proie au scepticisme, mais pourtant
ordonner rigoureusement leur action en ce sens qu’elles se sentent profondément redevables des principes moraux qui, pour le croyant, en sont les implications fondamentales. Une telle attitude ne peut être réduite à celle de celui qui agirait, selon ce qu’en dit la Michnat rabbi Eliezer, comme s’il suivait seulement « les recommandations d’un individu, se fondait sur sa propre analyse ou sur ce qu’il juge raisonnable. » Il s’agit pour certaines personnes, non pas d’un choix de convenance – utilitaire, purement esthétique ou seulement raisonné – mais d’une intuition doublée d’une conviction que certaines conduites morales s’imposent à elles
comme un impératif absolu auquel elles se veulent soumises. Il semble que ce soit dans ce sens qu’en des termes saisissants par leur modernité, s’exprima Mochè Hafets dans son commentaire sur la Tora :

Imaginons un individu rendant un culte au feu […]. Considérant sa foi funeste, il se pourrait néanmoins que son intention soit digne même si ses actes ne le sont pas. Or l’Éternel ne saurait priver aucune créature de sa récompense, et, somme toute, ce non-Juif sert son Créateur aussi loin que sa réflexion le lui permet […]. C’est à ce sujet qu'il est dit ‘‘Le juste vivra dans sa foi’’ (Habacuc 2,4). Il se pourrait en effet que parmi ces Nations se trouvent de tels hommes, justes et dévoués dans leurs actes et leurs pensées, et dans les rapports envers le prochain […]. Le Saint béni soit-Il n'a-t-Il pas épargné les habitants de la grande ville de Ninive, bien qu'ils ne fussent pas Hébreux ? (Melekhet mahchevet, éd. Venise 1710, p. 4, hal. 2).

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